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  • mercredi 12 septembre 2012

    Le Hêtre du Voyageur - La légende



    Si le Hêtre du Voyageur porte un si curieux nom, c'est qu'il doit bien y avoir une raison. Peu nombreux sont ceux qui savent, tant son histoire est ancienne. Elle a survécu à voix basse, sous les chaumes, cachée pendant des décennies. Vous dont les pas ont croisé cet hêtre mystérieux, prenez maintenant le temps d'écouter son histoire.
    Tout commença au début de l'hiver 1700 : le pays breton fut recouvert par un épais brouillard, glacial, que même le vent ne parvenait pas à dissiper. Bientôt arriva la neige. Ses flocons étaient si légers, si frêles, mais leur affluence courbait les arbres, brisait les toits et étouffait la terre. Ainsi Brécilien s'évanouit sous un ciel de glace pendant trois lunes, enveloppée par le silence clair de la saison sombre.
    Plus tard, à la naissance de la nouvelle lune, sous le firmament parsemé d'étoiles, un bruit étrange vint troubler ce calme absolu. « Scritch, Scritch , Scritch » répétait ce son énigmatique, devenu presque irréel après des mois d'indolence. Quelque chose se mouvait sur le sol enneigé, recouvert d'un amas scintillant. La chose semblait progresser, repousser inlassablement l'impénétrable monceau neigeux. « Scritch, Scritch, Scritch »... Soudain, l'air se figea ! Plus rien ne bougeait. Le silence...

    « Ohé ! Y a-t-il quelqu'un ? » retentit une voix inconnue, perdue sous le voile nocturne. « Qu'une âme charitable me vienne en aide ! »
    « Scritch »... Un homme esseulé venait de s'égarer dans la forêt assombrie. « Par pitié, à l'aide ! » De profonds sanglots envahirent ses tristes paroles. « A l'aide ! » Épuisé et transi par le froid hivernal, le voyageur vit sa dernière heure arriver. Ses jambes ne le soutenaient plus, et il s'écroula sur son lit opalescent. Il susurra lors d'un dernier effort : « Aidez-moi ! Si quelqu'un m'entend... »
    Quelques minutes plus tard, une lumière éblouissante tira le pauvre homme hors de son sommeil. Ses yeux plissés distinguaient les ondulations d'un tissu argenté, aussi brillant que le cristal. Il leva calmement la tête et aperçut une grande silhouette élancée, dressée devant lui en habit étincelant. Apeuré, il se recula sur la prairie de givre.
    « Qui êtes-vous ? se hasarda l'étranger.
    —Mon nom est Sterenn, l'étoile du Septentrion venue pour vous porter secours ! 
    Une étoile ? murmura-t-il, stupéfait.
    Elle acquiesça.
    «Où puis-je trouver un repas chaud, et une demeure accueillante, belle Dame Céleste ? 
    Un village vous attend, non loin d'ici. Encore trois cents pas vers l'Est avant d'y arriver. Les cheminées crachent leurs fumées noires, les fourneaux sont à l'œuvre. Les lits sont confortables.
    Comment pourrais-je vous remercier, noble étoile du Septentrion ?
    Ma protection n'est accordée qu'aux âmes égarées, nul ne doit savoir que je suis descendue ici-bas ! C'est la seule faveur que je vous demande.
    —Qu'il en soit ainsi ! »
    Sterenn lui sourit, puis s'évapora dans les airs. Le voyageur, le cœur emplit d'espoir, reprit sa pénible marche.

    Trois cents pas plus tard, il atteignit la lisière du bois. Et là, derrière un chemin s'élevaient des toits de chaume, entourés de nuées grises. La lueur des bougies éclairait les fenêtres, qui se découpaient en petits carrés jaunes sur l'obscurité.
    Ainsi l'homme s'avança pour demander le gîte et le couvert. La première porte à laquelle il se présenta lui offrit l'hospitalité. En l'âtre crépitaient des bûches rougeoyantes, sur une table encadrée par deux bancs en chêne, une assiette fut rajoutée par la maîtresse de maison.
    « Asseyez-vous donc, brave visiteur ! Et mangez à votre faim ! Nous avons une délicieuse boisson à vous faire goûter, en guise de bienvenue ! » Elle versa un liquide doré dans le verre de son convive.
    «Merci !
    —Quel est votre nom ?
    —Antoine ! annonça-t-il après avoir bu ce nectar roux. C'est délicieux !
    —D'où venez-vous monsieur Antoine ? » Sur ces mots, elle le resservit. Il continua de se délecter de ce breuvage réconfortant qui lui réchauffait le corps.
    «Le sud !... Avignon.
    —Quel bon vent vous amène sur les terres de l'Ouest ? 
    –—Un changement de fonction... »
    Ils échangèrent de même sans s'arrêter de boire. Mais lorsque toutes les bouteilles furent vidées, le voyageur ne se sentait plus à l'aise. Il avait l'impression d'être sur un bateau, par jour de tempête. La bonne femme continuait de poser ses questions dont l'écho résonnait dans la tête de l'étranger.
    « Comment nous avez-vous trouvés ?... Antoine ?... Antoine ??? »
    Il répondit vaseux, sans prendre garde :
    « Une étoile m'a guidé...
    —Une étoile ???!
    —Sterenn... La belle... Dam... » Puis, il s'écroula lourdement sur la table, plongé en ses rêves de cristal et d'argent.

    Quand il ouvrit les paupières, le voyageur hébété vit un tas de feuilles mortes et sentit une odeur fraîche, boisée, dont la fragrance humide remontait de l'humus. De-ci de-là, la neige, persistante, restait accrochée à la terre.
    Il se releva péniblement, encore rompu par son enivrante soirée. Les vêtements couverts de boue, il regardait ces grands houx émeraudes, ces chênes, élevés partout autour de lui. Alors, Antoine comprit son malheur. Il se trouvait à l'endroit même où Sterenn était venue le secourir. Par quel miracle s'était-il retrouvé ici ?
    « Voyageur égaré, et qui ne l'était plus...»
    Cette voix pure l'enveloppa à nouveau. L'étoile revint vers lui.
    « …ta faute t'a perdu ! 
    Que s'est-il passé Sterenn ?
    Maints breuvages rendent les hommes plus faibles qu'ils ne le sont déjà. Votre hôte a découvert, au fil de vos paroles, qu'une étoile vous avez guidé jusqu'au village, or vous m'aviez promis de ne pas le révéler.
    Oh non !... Je ne m'en rappelle pas. Cette maudite boisson m'a tourné la tête ! Pardonnez-moi, belle Dame Céleste, je n'étais plus moi-même. Votre grâce m'a sauvé la nuit dernière, je vous en serai éternellement reconnaissant.
    —Ton pardon est accepté, car les étoiles brillent pour les âmes égarées. Ne retourne pas au village, maintenant que le temps s'est éclairci, ta mission ne se verra accomplie qu'à Tréhorenteuc.
    Ainsi vous connaissez mon dessein ?
    —Pars courageux voyageur ! Plus rien ne te retient ici...
    Sterenn, auriez-vous l'obligeance d'écouter ces modestes vers, incomplets qui plus est, composés en votre honneur, pendant mon assoupissement ? »
    Le brave Antoine rougit. L'élégante demoiselle acquiesça.
    « Sous le ciel constellé, retentit ma sombre peine
    esseulé, perdu parmi les bois enténébrés,
    sauvé par une Reine, mais reste délaissé
    car jamais la Belle Sterenn ne sera donc mienne... 
    Ces vers sont très beaux, Antoine.
    —Vous trouvez ? Oh merci, mais je fais pourtant un piètre poète ! »
    Elle lui sourit.
    « Je te tiens certes en estime cher mortel, mais n'essaye pas de me retrouver ! Ne trahis pas ta promesse cette fois, car cela ne restera pas sans conséquence. »
    Elle s'évapora une nouvelle fois, sous les yeux passionnés de son ami. Nulle punition de sa part ne serait plus douce qu'une plume. 
    Le voyageur, le cœur emplit de tendresse, reprit la route avec pour seule boussole ce point flamboyant dans le crépuscule. Il marcha un bon moment avant d'arriver au village de Folle-Pensée, non loin de Tréhorenteuc. 

    La nuit était désormais tombée sur la lande.
    Soudain ! Antoine fut surpris d'entendre quelqu'un pleurer : « Sniff, sniff ». De sanglots en reniflements, il parvint à trouver cette personne attristée. Une jeune femme aux cheveux sombres, assise sur le bord de la voie, tenait en ses bras un nourrisson emmailloté au creux d'un linge.
    Interpellé par un tel désespoir, l'étranger s'approcha :
    «Jeune demoiselle, que se passe-t-il par ici ?
    —N'approchez-pas ! s'inquiéta la jeune mère.
    —Je ne vous veux aucun mal. Mon nom est Antoine, je suis un religieux, de l'ordre des frères pontifes... N'ayez crainte ! »
    Elle semblait rassurée.
    « Alors, qu'est-il arrivé ?
    Mon petit ne respire plus, pleurait-elle amèrement. Mon cheval s'est braqué, nous sommes tombés tous deux et...
    —Dieu tout puissant ! Je suppose que votre destrier s'est enfui ?
    —Oui.
    —Habitez-vous loin d'ici ?
    —Arrêter de poser tant de questions ! s'énerva la mystérieuse femme dont le visage malingre laissait entrevoir une certaine noirceur d'âme.
    —Tout ira bien. Je vais chercher un guérisseur.
    —NON ! hurla-t-elle. Personne... Laissez-moi !
    —Votre bras saigne. Vous êtes blessée ! Il doit bien y avoir un moyen... »
    Le voyageur pensa aux étoiles. Bien qu'il savait pertinemment qu'une nouvelle trahison lui coûterait cher, il appela Sterenn. « Ma bien-aimée, aidez cet enfant et sa mère ! Accordez-leur votre bénédiction ! Douce Sterenn, répondez ! »
    L'insaisissable demoiselle, assise sur son rocher, se moqua de lui. Son rire strident bondit comme une strix sur sa proie. Elle se leva, et lâcha le prétendu linceul qui tomba vide, sur le sol.
    « Qu'est-ce que ceci ? » demanda la frère pontife, paniqué.
    « Je savais que nous ne pouvions vous faire confiance, misérable mortel ! Le mensonge coule dans vos veines, tout comme ceux de votre nature.
    —Nous ?
    —Je suis Karrkam, sœur de l'étoile Sterenn. Depuis le sombre firmament j'ai observé vos faits et gestes : de votre appel à l'aide, à votre innommable traitrise. Le temps a rendu ma chère sœur faible et insensée. Aucun mortel ne doit savoir que nous sortons sur Terre, c'est ainsi.
    —Sterenn, ma belle... ! recula frère Antoine effrayé.
    —Ne soyez pas ridicule ! Une étoile et un vermisseau...
    —STERENN !
    CESSEZ DE L'APPELER !... Elle ne viendra pas ! Cette belle lueur à laquelle vous vous raccrochez depuis votre départ de la forêt n'est qu'une illusion fomentée pour vous mener jusqu'à moi... Ma sœur ne brille plus depuis que vous avez dévoilé son existence. Je ne vous laisserai pas une occasion de me tromper !... Votre châtiment ne sera pas la mort, mais une existence infinie, passée à fixer les étoiles. Vos os ne seront plus que branches et rameaux, tendus pour toujours vers votre amour disparu. Votre sang sera une sève amère, votre peau une écorce dure, rongée par les insectes et les âges. Condamnée à l'immobilité, à la renonciation, vous ne serez plus qu'un hêtre las, infecté par une patience tourmentée. »
    Empli d'effroi, glacé par ces paroles diaboliques, le frère Antoine s'enfuit. Encore assuré de trouver Sterenn, il retourna au milieu de leur forêt. Mais, c'est la silhouette obscure de Karrkam qu'il trouva devant lui, haute et angoissante.
    « Inutile de fuir frère Antoine. Le feu du ciel vous enchaîne déjà à la terre. Vous ne pourrez plus jamais vous échapper ! »
    L'étoile sombre s'évanouit parmi les ténèbres, abandonnant ainsi le voyageur à son triste sort.

    Alors que l'aube illuminait déjà l'horizon, et que le dernier astre scintillait sur le voile nocturne, un étrange événement prit place dans la forêt. Sur le lieu de cette rencontre magique entre un homme et une étoile, un arbre chétif venait d'apparaitre.
    Bien des années passèrent avant que ce jeune arbre devienne un majestueux hêtre solitaire, perdu parmi les houx et les chênes bruns. Ses grandes branches sinueuses, tendues vers les cieux, semblent implorer quelque pardon. Ces bras moussus, allongés vers Sterenn l'étoile polaire, paraissent pétrifiés par le temps. Mais bien salutaire devint ce hêtre immense, au tronc imposant, pour qu'en son sein vienne se reposer de nouveaux pèlerins égarés. Ainsi naquit le superbe hêtre solitaire, le Hêtre du Voyageur...



    Marie Sullivan
    Septembre 2012

    1 commentaire:

    1. Vraiment pas mal l'article ! Partir d'un arbre atypique pour en faire une légende n'est pas donné à tout le monde, notamment pour moi qui suis loin d'être un littéraire.
      Le rédaction n'est pas du tout soporifique, contrairement à certains sites d'heroic fantasy où l'on peut apercevoir des commentaires vendeurs de sommeil.
      Les dialogues sont simples, clairs, nets et précis, parfaits pour un lecteur amateur. Les onomatopées sont bien choisies, le « Scritch, Scritch, Scritch » était vraiment pas mal ^^
      Un point m'a beaucoup plu, celui du nom de l'arbre. En effet, on ne connait ce dernier qu'à la fin du récit, ce qui donne un charme hors du commun au texte, le Hêtre du Voyageur reste gravé dans notre tête.
      Si tu tombes sur un "organisme" de la nature aussi atypique que le Hêtre, il serait intéressent de rédiger une autre légende ^^

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