Belle
Védère, en plus d'être très grande, était une femme brillante. Ses
études en linguistique lui avaient permis de travailler à
l'université de Londres, soutenant (et soutenue par) les mouvements
féministes du début XXe siècle.
Puis,
après s'être battue pour être respectée en tant que professeure
des années durant, elle s'était vue remerciée. Un jour
d'automne, le doyen l'avait limogée parce qu'elle ne répondait plus
aux critères de l'école. Sa taille effrayait les étudiants ! Son
ombre immense obscurcissait la classe. Ses bottes à boutons
s'étaient alors éloignées parmi les feuilles mortes dans les allés
du parc académique.
Elle
fut par la suite engagée au
British Museum,
au département des recherches européennes. D'ailleurs, elle y
travaillait toujours. Mais cet emploi ne la ravissait d'aucune
manière. Du matin au soir, la quadragénaire était assise derrière
un bureau, éclairé par la faible lueur d'une ampoule à
incandescence résistant tant bien que mal à la force de
l'obscurité, qui tentait à chaque instant de l'étouffer. Aucune
fenêtre dans cette pièce. Derrière son bureau disais-je, Belle
étudiait de mystérieux symboles. Des langages oubliés devaient
être décodés par ses soins. Au départ, cette tâche contentait
les esprits curieux, mais au bout d'une décennie chacun d'entre eux
serait arrivé à la même conclusion que Miss Védère : les mots ne
sont que des illusions, inventés pour que les humains se comprennent
entre eux, alors qu'en réalité, et ce depuis toujours, l'homme vit
au royaume de l'Incompréhension. Les paroles et leurs transcriptions
orthographiques sont aussi valables que les formules d'algèbre. Un
et un font deux, trois fois sept font vingt-et-un ; « aberration »
s'écrit avec deux « r », consonne elle-même
complètement inventée... Pourquoi trois fois sept ne feraient-ils
pas tessant ou
nirchneu ?
Pour quelles raisons notre alphabet n'est composé que de vingt-six
lettres ?
Pour Miss Belle Védère le monde ne tournait pas rond. Ce
monde, elle ne l'aimait pas, alors la chercheuse posa sa démission
afin de changer de voie. Dès lors, son unique but serait
d'avoir la tête dans les nuages, dans les étoiles, d'avoir l'esprit
à des kilomètres de toute réalité et ce, quelles qu'en soient les
conséquences. Plus rien ne devait avoir d'importance. Et bien que
bon nombre de personnes ne croient pas en la possibilité de changer
de sentiment en un clin d'oeil, Belle était convaincue du
contraire. Pour elle, les émotions se pliaient à la moindre de nos
volontés. Les malheurs des gens ne la touchaient plus, les ragots la
laissaient désormais indifférente : la mort de son cousin Ray
Verber résidant à Paris, ne l'avait même pas affectée.
Tous
les jours, vers midi, Glad son vieux chat miteux venait miauler au
pied du lit. La plupart du temps, le greffié lui ramenait un gros
rat verdâtre, made
in
les égouts de Londres. Védère, la bouche pâteuse, le dos en
compote et les cheveux emmêlés se levait chancelante, avant de le
balancer par la fenêtre, où ces rongeurs malchanceux tombaient sur
les grands chapeaux des dames... Quelle surprise de voir son couvre-chef orné d'une fourrure verdasse, à l'odeur nauséabonde ! Glad et
sa maîtresse, perchés au dernière étage d'un haut bâtiment
décrépi s'amusaient beaucoup de voir ces femmes hurler de terreur.
Après cette activité revigorante, Belle buvait une tasse de thé :
breuvage bien entendu partagé avec son fidèle compagnon. Puis,
après s'être habillée dans ses immenses vêtements, Belle Védère
descendait dans les ruelles.
En bas, la foule se pressait. Le tout
Londres s'activait frénétiquement : un enfant par-ci, sa mère par
là, un misérable, cette piétonne saoule, un vendeur de journaux...
Afin de rejoindre le vieux marché, la quadragénaire devait
traverser une partie de la ville. Ses talons et sa canne claquaient
sur les pavés. Les gens se retournaient à son passage. « Quelle
grande femme ! » pensaient-ils. Aux abords de la foire, elle comprit
que l'attente allait être longue. Des fils interminables
patientaient devant les étales. Le lendemain était jour férié,
Miss Védère l'avait oublié. Cette réflexion lui rappela qu'un
mois auparavant sa maison avait brûlé à cause d'une bouilloire
laissée sur le feu...
Qu'importe ! La fil avançait. Restaient
encore quelques personnes à être servies. Belle pensa à son
nouveau mode de vie. N'était-il pas un peu extrême ? Devait-elle
continuer ainsi ? Miss Védère refusait d'approfondir le sujet. Elle
chassa ces pensées en chantant une ritournelle.
« Trois souris aveugles, Trois souris aveugles,
« Trois souris aveugles, Trois souris aveugles,
Voyez comme elles courent, Voyez
comme elles courent,
Elles courent toutes après la femme du fermier,
Qui leur a coupé la queue avec un couteau à découper;
Avez-vous
entendu une telle chose dans votre vie, Que trois souris aveugles. »
La jeune personne qui attendait devant elle, se tourna et fronça les sourcils. Miss Védère lui affirma qu'elle devait s'épiler car personne n'aime voir pareil broussailles ! Vexée, la demoiselle s'en alla sans bruit. Belle avança, une place venait d'être libérée !
La jeune personne qui attendait devant elle, se tourna et fronça les sourcils. Miss Védère lui affirma qu'elle devait s'épiler car personne n'aime voir pareil broussailles ! Vexée, la demoiselle s'en alla sans bruit. Belle avança, une place venait d'être libérée !
Quinze
minutes plus tard, le maraîcher lui proposa une grande variété de
fruits frais, légumes et autres potirons afin de réaliser soupes et
compotes. Son panier se garnit alors de beaux produits. Quelques
piécettes tombèrent dans la poche du marchand avant que Belle s'en
retourne dans les ruelles.
Soudain, en remontant Old Street elle aperçue une automobile garée près de sa demeure. Son conducteur, un riche bourgeois semblait embêté. Il était accroupi à l'arrière de son véhicule et observait la chaussée. Personne ne s'arrêtait pour l'assister. Indifférents, les passants continuaient leur chemin sans même lui accorder un regard. Que pouvait-il bien faire ? Inutile de s'attarder ! Après tout, Miss Védère devait rentrer ! La clé tournait dans la serrure lorsqu'elle entendit parler le malheureux conducteur : « C'est bien dommage ! Cette voiture était toute neuve ! Voilà qu'un sale bestiole se jette sous mes roues ! Je vais devoir retirer ce grippe-minaud par moi-même! »
Soudain, en remontant Old Street elle aperçue une automobile garée près de sa demeure. Son conducteur, un riche bourgeois semblait embêté. Il était accroupi à l'arrière de son véhicule et observait la chaussée. Personne ne s'arrêtait pour l'assister. Indifférents, les passants continuaient leur chemin sans même lui accorder un regard. Que pouvait-il bien faire ? Inutile de s'attarder ! Après tout, Miss Védère devait rentrer ! La clé tournait dans la serrure lorsqu'elle entendit parler le malheureux conducteur : « C'est bien dommage ! Cette voiture était toute neuve ! Voilà qu'un sale bestiole se jette sous mes roues ! Je vais devoir retirer ce grippe-minaud par moi-même! »
La
clé tremblait. Belle retira sa main et se tourna lentement
vers l'automobiliste. Elle s'avança vers lui. Le bourgeois l'aperçu :
« Quoi ?
Que voulez-vous ?
—Vous
l'avez tué ? murmura-t-elle émue.
—Cette
horreur est à vous ? »
Elle
agrippa la veste du nanti et lui hurla au visage :
«Vous
avez écrasé Glad ! C'est mon chat ! Mon chat ! »
Elle
secouait l'individu comme une vieille chaussette, et lui tapait
dessus avec sa canne. Il s'enfuit à toutes jambes, en bousculant des piétons sur son passage.
Notre
amie se mit à pleurer. De grosses larmes dégringolaient sur les
pavés. Ce cher Glad...
Miss
Belle Védère eut une révélation, un sentiment... La tristesse...
A
compter de ce jour, elle ne prononça plus un mot. Prisonnière de
son mutisme, ses journées se passaient dans la solitude entre Hyde
Park et White Chapel. Certains disent qu'elle aurait
fait empailler son chat pour l'avoir à ses côtés. Mystère !
Bien
qu'elle s'était faite la promesse de ne plus rien éprouver, la
professeure avait compris que lutter contre ses sentiments était
absolument vain. Ils finissent toujours par vous rattraper, que vous
décidiez de rester sur Terre où d'aller vivre dans les étoiles. Et
le pire sentiment qui aurait pu l'atteindre lui avait transpercé le
cœur.
Ainsi
condamnée à rester dans sa haute tour, elle laissa sa vie
s'évanouir au fil des réflexions. Tiraillée entre le ciel et le
monde, elle se nourrissait de vains espoirs et d'aphorismes inutiles.
Quelques
mois s'écoulèrent. Et un matin, le jour funèbre arriva. Il proposa
son bras gauche à sa nouvelle victime, qui accepta sans hésitation.
Ensemble, ils descendirent les escaliers afin de rejoindre le coin de
la rue. Le champ du repos de St Matthias Chapel. Son nom
n'était déjà plus qu'un soupir imperceptible, dissipé par les
brumes de l'oubli. Une ombre, autrefois une femme.
L'homme
entraîne sa propre déchéance.
Marie Sullivan
Décembre 2011
C'est pas mal ! Une réflexion sur notre existence, nos sentiments avec une pointe de fantaisie. J'aime beaucoup ton imagination & tes réflexions.
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