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  • mardi 13 mai 2014

    Les yeux vairons


         



    Je pensais ne jamais y retourner. Cela faisait bien des années que je n'avais pas revu les paysages si singuliers du sud. Cloîtré à bord d'un steamboat, dont les épais tourbillons de fumée grise se dissipaient dans l'air tel un spectre, je sentais que ce voyage allait être exceptionnellement long. La rivière sombre étendait ses méandres sur des milliers de miles, encadrés par ce mystérieux biotope somnolent : tel un alligator verdâtre stagnant en surface, mais dont la torpeur trahissait les tristes desseins. Le Mississippi était un accélérateur d'imaginaire. Son effet sur moi était sans égal. Ses berges ressemblaient à des ruines végétales, façade baroque, cathédrale gothique aux voûtes feuillues, sans entrée, ni sortie, dense comme le bois d'un cercueil, où milles cyprès chauves faisaient office de colonnes, colonnes enlisées dans l'eau saumâtre du bayou. Ce n'était que ma deuxième visite en ces terres reculées, qui insufflaient encore à mon esprit morne, mille légendes teintées de crainte et d'euphorie. Baigné par cette ambiance ensorcelante, je rêvassais, appuyé contre le bastingage. Le bateau avançait mollement, le bruit assourdissant des roues à aubes brassant sans cesse ce fleuve souillé lancinait dans mon crâne, et m'obligeait à prendre quelques gorgées de gin pour me soulager.
    Au bout d'un temps qui me parut interminable, le steamboat se mit à quai. La noble demeure que je devais rejoindre n'était pas accessible par voie maritime. Sous un ciel menaçant, je rejoignis à la hâte une grande diligence qui semblait m'attendre, seule, à plusieurs mètres de la rive, à demi cachée sous une rangée de pacaniers. Étrangement, j'étais seul dans la berline. Le cocher fit claquer son fouet et nous commençâmes à pénétrer dans cette nature troublante, si luxuriante que ses branches, comme cent serpents entrelacés, étouffaient la lumière du soleil. Bien que les rideaux fussent ouverts, une pénombre discordant avec cette heure du début d'après-midi, emplissait l'habitacle. Après deux heures de trajet, je me sentais encore plus las. Ma flasque de gin était presque vide. Le véhicule s'arrêta enfin. Je descendis avec mon bagage prêt à découvrir cette somptueuse maison. Cependant, à mon grand étonnement, je remarquai que nous nous étions arrêtés à un carrefour. Un autre cocher, perché sur le siège d'un petit fiacre noir, garé à la croisé des chemins, me fit signe. J'appris alors qu'une heure supplémentaire de voyage m'attendait, et que ce coupé appartenait à mon demi-frère, dont l'invitation constituait l'objet de ma visite.

    Nous ne nous étions pas écrit depuis des années, jusqu'à ce que je reçusse une lettre écrite de sa main. Au premier abord, je fus frappé par les contours de son orthographe. Lui, l'élève si studieux, formait à l'époque des majuscules impeccables, renforçant ainsi la délicatesse de ses minuscules. Son écriture si raffinée ravissait le maître d'école. Cette qualité, presque devenu un art, l'avait toujours caractérisé. Pourtant, à lire cette lettre, je m'étais questionné sur la véracité de son origine. Mais le ton, la gravité des propos entretenus, ne pouvaient être une mauvaise farce. Mon demi-frère m'annonçait la tragique disparition de sa fille Bérénice. Elle s'était volatilisée comme par magie. Noyé dans le chagrin, suite à maintes recherches infructueuses, il me suppliait de venir le soutenir dans ces moments endeuillés. Je lui avais alors répondu très promptement, utilisant l'adresse transmise dans sa lettre. Mais, l'enveloppe m'avait été retournée par le service postal, sans plus d'explication. Plus par inquiétude que par curiosité, quoique je n'en fusse pas complètement dépourvu, j'avais alors décidé de le rejoindre sans délai.
    Andrew, aristocrate fortuné venait d'une famille énigmatique. Liés par le sang d'un père commun, nous n'avions vécu ensemble qu'une très courte partie de notre enfance. Je ne savais rien de ses racines maternelles, hormis une rumeur indicible mais latente d'un gène frappé de démence qui aurait gangréné les rameaux de leur arbre généalogique. Pour moi, cette ombre au tableau si idyllique d'un jeune riche ayant fait fortune au Nouveau Monde n'était que chimère. Je ne laissai donc pas quelque médisance flouer l'image du jeune garçon que j'avais connu. Andrew possédait une plantation de cannes à sucre près de la Nouvelle-Orléans. Propriétaire terrien allouant les services de quelques esclaves, son exploitation était florissante. Le commerce de la mélasse et du sucre lui avaient permis d'économiser assez d'argent pour réaliser l'un de ses rêves les plus insensés. Héritier d'un vieux manoir écossais, legs d'une tante, il l'avait fait acheminer jusqu'au cœur des bayous. Pierre par pierre, la bâtisse austère avait été reconstruite sur son vaste domaine. Malheureusement, sa propre vie de famille ne reflétait pas sa réussite professionnelle. Sa femme Amelia était morte en couches sept ans plus tôt. Sa fille Bérénice avait survécu et avait grandi jusqu'à cette disparition.

    Je m'interrogeais quant à l'homme que j'allais trouver au sein de ces marais reculés. Le fiacre s'arrêta au bout d'un long chemin en terre battue, bordé de chênes, devant un castel à l'allure sévère. Ses grises pierres apparentes, noircies par une multitude de traces liquides suintant des interstices, me laissaient croire qu'une pluie fantastique couleur de charbon s'écoulait sans cesse sur l'édifice. Peut-être l'alcool m'étourdissait-il, mais j'avais le sentiment que le château versait des larmes d'encre. Dans cette atmosphère humide, du lierre courrait sur les murs, grimpant vers la tourelle se dressant à droite de la grande porte principale. Sur les côtés, deux allées symétriques fuyaient derrière la bâtisse. Mon regard glissait sur la surprenante résidence de mon demi-frère. Imposante, obscure... A sa vue, une faible émotion d'angoisse, comme une mauvaise graine, s'insinua en moi. Alors que je scrutais l'alentour, mes yeux agités se posèrent sur les courbes d'un chat noir, dissimulé derrière le mur de droite, sous la tourelle. Il me fixait, l'air à la fois absent et méfiant. J'avançai vers la porte d'entrée sans lui prêter attention. Au même moment, il disparut dans l'allée. Sa présence, par contraste, me fit remarquer l'absence d'autres personnes : ouvriers, esclaves, ou jardiniers. La propriété semblait complètement déserte. Cette remarque accentua mon malaise, mais je me dis simplement que les champs devaient être plus loin, et que les travailleurs profitaient d'un jour de repos.
    Au seuil de la porte principale, encore plus massive une fois à proximité, je frappais l'un des deux heurtoirs, sculptés en deux diables grimaçants. Personne. Je frappais une deuxième fois, puis une troisième et enfin un valet entrouvrit. Son air interloqué, figé sur son faciès blafard, lui donnait un air grotesque. Je me présentai rapidement. Il me laissa entrer dans le vestibule. Un grand miroir à l'encadrement surchargé d'ornementations, posé sur une console, était adossé au mur. Une grosse horloge à balancier lui faisait face. Un candélabre éclairait la pénombre naissante. La notion du temps m'avait échappé : le crépuscule infestait déjà les nuages. Du reste, un orage éclata. Le tonnerre grondait dans le lointain, laissant présager une nuit tumultueuse. Le ciel lourd creva au même instant, et une pluie aussi violente que la mousson vint marteler les fenêtres. La chaleur du jour restait aussi suffocante. En outre, l'intérieur du château participait à enrichir ce sentiment oppressant. Depuis l'entrée, je pouvais voir le salon. Sous de vieilles draperies tendues au plafond : véritable labyrinthe de velours épais, déchirés à certains endroits, ternis par la poussière, dormait une cheminée, où des toiles d'araignées se balançaient légèrement sous le courant d'air venu du toit. Près d'elle, trois fauteuils. Plus loin, une table recouverte d'une nappe grisâtre, six chaises, un buffet, surmonté d'un portrait hideux. Un escalier montait probablement vers la tourelle.

    Le valet au visage vitreux m'invita à le suivre. Ma chambre, située à l'étage, petite et rudimentaire, se composait d'un vieux lit à baldaquin oscillant au moindre frôlement, d'un coffre en bois piqué, fermé par un verrou au pied du lit, d'une grande armoire cadenassée, et d'une fenêtre donnant derrière le castel. Un air vicié emplissait la pièce, un mélange âcre entre une légère odeur de suif, et d'huile de foie de morue... Au-dessus du lit, accroché à une partie du mur quelque peu avancée, surement une cheminée condamnée, le grand portrait ovale d'une petite fille dominait la pièce. J'en déduisis qu'il s'agissait de Bérénice. Ses yeux vairons, à la fois bleus et marrons rappelaient les nuances de ses boucles brunes, et de sa belle robe azure. Son sourire innocent laissait entrevoir de belles dents blanches, imitant l'éclat de ses boucles d'oreilles en cristal. Je baissai le regard. Au vu des circonstances, l'observer m'était insupportable. Je scrutai la pièce. Posée sur un bougeoir, une chandelle noire paraissait l'unique confort que l'on avait jugé bon de m'accorder. Sur le manteau de la cheminée, un sablier avait déjà commencé à s'égrainer. Le parquet fissuré grinçait à chacun de mes pas, mettant un point d'honneur à marquer le rythme des questions qui s'amoncelaient en mon esprit épuisé. Je posai mon bagage sur le coffre, car le domestique n'avait pas dénié m'en décharger. Enfin, à travers les carreaux tachetés par quelque moisissure, j'examinai brièvement la cour arrière. La nuit orageuse tombait au-dessus du parc, recouvrant prestement de son voile funèbre le jardin détrempé. Je ne devinai que plusieurs allées, traversant les pelouses mal entretenues, envahies par une pléiade d'herbes folles, mains squelettiques transperçant la terre boueuse. Un certain malaise s'étendait peu à peu sur mon âme, une sensation d'angoisse accentuée par la pluie qui redoubla d'intensité, martelant violemment la fenêtre.
    Soudain, une voix familière me tira de mes songes sordides. Un homme apparut dans l'embrasure de la porte. Frappé par sa physionomie émaciée, sa haute stature efflanquée, et ce teint cireux, je ne reconnus Andrew qu'en cet éclat d'espoir qui passa dans ses petits yeux enfoncés, quand il rencontra mon regard. Ce charme énigmatique, émanant principalement de ses yeux saphir, et d'un port de tête altier dépourvu de suffisance, le temps l'avait transformé, si bien que le jeune homme que j'avais autrefois connu n'était plus qu'une ombre parmi les ombres. Il me salua et nous descendîmes dans le salon. Nous nous assîmes dans cette pièce aussi froide et lugubre qu'une crypte. Il me fixa un instant, sans prononcer un mot. Ce silence presque palpable pénétrait tout. Les courants d'air sifflant de la cheminée erraient parmi les tentures suspendues au-dessus de nos têtes comme des fantômes insidieux. Il m'expliqua son soulagement, le soutien de ma présence face à sa détresse. Bérénice avait disparu sans laisser de traces. Impuissant face à la stérilité de l'enquête, mon demi-frère avait fait interroger les esclaves, le personnel, en vain... Ce terrible événement avait ravivé le noir souvenir d'Amelia, décédée à la naissance de sa fille. Elle reposait dans un mausolée, au bord d'un étang, dans un coin reculé du parc, me disait-il, un lieu propice au recueillement, sous les branches tombantes des saules pleureurs. Andrew m'avoua cependant n'y aller que très peu souvent. Il évoqua les yeux vairons de sa femme, identiques à ceux de sa fille. Il se plut à m'expliquer que sa défunte épouse avait une tache de naissance en forme de lune sur le ventre. Je me sentais à la fois gêné, et prêt à le soutenir. Il se tut. Les yeux suspendus dans le vide, comme s'il observait la présence inopinée d'un revenant, ses muscles se crispèrent soudain, une expression frénétique lui entailla le visage. Un nouveau silence emplit brusquement la pièce. De petites inspirations saccadées, semblables à un sanglot sans larme le firent trembler. Tout à coup, il me fixa de son regard troublant, se pencha vers moi – moi qui essayais de réfréner mon appréhension grandissante – puis d'un ton solennel et virulent il ordonna : « Tu ne dois y aller sous aucun prétexte. Cet endroit sacré est fermé à toute visite. Promets que JAMAIS tu ne t'y aventureras ! » Ses yeux agités, braqués sur moi dans l'attente d'une réponse, m'effrayaient horriblement. Je répondis par l'affirmative. Cet air agressif qui marquait sa peau crayeuse se dissipa légèrement alors qu'il s'enfonçait dans son fauteuil. Je constatai être si reculé dans mon siège, qu'il aurait pu se renverser. La peur crispait mes mains, agrippant les accoudoirs décrépis de toute leurs forces. Une aura puissante, pleine d'une énergie déstabilisante émanait de mon demi-frère. La maison entière dégageait ce magnétisme clair-obscur à la fois accueillant et morbide. Et ce silence dont l'écho mélancolique se répercutait contre les souvenirs inaudibles des murs et le mutisme de mon hôte me donnaient des frissons. Mais, je repris mes esprits, notant que la douleur de cette perte atroce le rendait surement plus émotif. Je me devais d'être compréhensif et rationnel. Les battements de mon cœur ralentirent, mes mains se desserrèrent doucement. Dépression, peur et amertume avaient dû envahir l'âme du châtelain, l'entrainant ainsi dans une spirale difficilement concevable pour un étranger. Isolé au sein de cet édifice désolé, il avait négligé son quotidien, sa maison, jusqu'au plus profond de son être.
    Une torpeur étrange nous maintenait dans cette aphasie. Plongé en mes pensées, j'entendis derrière moi, dans l'escalier menant à la tourelle, un bruit de pas léger. Pourtant, personne n'apparut. Soudain, la voix du valet résonna depuis le vestibule. Il nous tira de notre accablement pour annoncer l'heure du coucher. Particulièrement surpris par son message, je ne voulus pas déranger davantage mon hôte. Sans avoir dîné, atterré et décontenancé par cette ambiance confuse, je rejoignis ma chambre après souhaité une bonne nuit à Andrew.

    Lorsque je pénétrai dans ma chambre, je fus étonné de voir la chandelle noire allumée. Le domestique avait dû venir par pure prévenance. Son halo vacillant peinait à illuminer ce lieu nauséabond. A l'extérieur, les éclairs se répandaient parmi les nuages, la foudre alternait entre bruits secs et roulements sourds, et donnait à cette nuit mouvementée une couleur d'effroi. Je me forçai à ne pas jeter un œil vers le portrait. Résigné, exténué, je m'assoupis dans ces draps portant une légère odeur de chaux. Vers trois heures du matin, je fus réveillé par une secousse brutale. Incapable d'en déduire l'origine, je gardais pourtant la stupide sensation que mon propre lit avait bougé. Somnolent, j'en conclus que j'avais dû rêver. Avant de m'endormir, je remarquai un petit bruit net et régulier... Je repensai alors au sablier, s'égrainant tranquillement. Rassuré, le reste de ma nuit fut relativement paisible.
    A l'aube, un soleil fébrile éveilla ma chambre. La chandelle noire s'était entièrement consumée. Je regagnai le salon, en passant par le vestibule. Le grand miroir surchargé, surement aussi vieux que la bâtisse, me renvoyait l'image d'un homme abattu, au regard inexpressif. Je me trouvais étrangement misérable. En bas de la psyché, un reflet inattendu s'ajouta au mien. L'ombre furtive du chat noir rejoignit le reflet de mon infâme double. Soudain, la voix d'Andrew me surprit. Il me demanda si j'avais passé une agréable nuit, avant de m'inviter à visiter le château. Lui, devait écrire un important courrier au journal local. Il me laissa seul dans les entrailles de cet inquiétant labyrinthe. Je débutai mon parcours par les cuisines. Le manque d'alcool me rendait nerveux, je l'avais bien remarqué ces dernières heures. Une pulsion me força à chercher partout au fond des placards, dans la réserve, au-dessus des étagères, parmi les sceaux de glace, la moindre petite goutte de gin. Je me sentais affaibli par la soif. L'air était étouffant. Heureusement, une cave emplie de spiritueux de toutes sortes sommeillait au sous-sol. Je débouchai une bouteille de gin pour remplir ma flasque, avant de la terminer complètement. Grisé, je remontai vers le grand salon. Je me promenais sans but. Là, sur un des murs, une grande tapisserie abîmée dépeignait l'arbre généalogique d'Andrew. Je voyais mon père, mon frère, nos grands-parents... Et les innombrables branches rachitiques du côté maternelle, se déployaient en un enchevêtrement dont la forme globale me faisait penser à un gros crâne brodé par le fil sombre des Parques. Chaque membre de la famille...même Amelia et Bérénice... à l'exception de mon demi-frère et moi-même, portait le signe d'une petite croix rouge... A moitié intéressé, je me demandai qu'elle en était la signification. En continuant ma visite, je découvris à l'étage une salle d'armes. Haute de plafond, obscure, vaste, presque vide, des drapeaux immémoriaux pendaient depuis les porte-flambeaux. Ces lambeaux sans âge m'envahissaient de songes épiques, à la fois nobles et barbares, témoins indolents de batailles oubliées. Des coffres disposés autour de la salle renfermaient d'antiques épées médiévales, des lances, des armes de jets, des boucliers et autres armures rouillées. Soudain, j'entendis un miaulement clair. Le chat noir semblait me suivre partout. Sous la pénombre, je ne le voyais pas, je ne l'entendais pas se mouvoir.
    Je passais le reste de la journée à divaguer d'un étage à un autre, m'octroyant plusieurs rasades de gin. Plusieurs chambres étaient fermées à clé. Le grenier renfermait des antiquités, dont un portrait de l'épouse d'Andrew. Groggy, je perçus à peine les miaulements de ce maudit chat, piaulant sans arrêt alors que je tentais de me concentrer sur l'hypnotique regard de la dame.

    A la brune, l'effet du gin s'était presque estompé. Nous prîmes un dîner copieux, entourés d'un lourd silence. Et nous montâmes nous coucher. Le tonnerre grondait à nouveau sur l'édifice ; les murs étaient parcourus de frémissements. Sur le palier, des ombres fantastiques, projetées sur les parois intérieures par les feux de l'orage, éveillaient en mon âme une poussée de peur, contenue par un élan de raison... Je finis par trouver ma chambre en me faufilant discrètement à travers ces lumières intermittentes. La chandelle noire avait été remplacée, elle brûlait comme la veille au soir. Je ne pus résister à prendre une dernière gorgée d'alcool. Il m'apaisait sans doute et m'aidait à oublier cette forte odeur digne des tanneries putrides des faubourgs. Je m'assoupis rapidement. Mais, malheur ! Aux alentours de trois heures du matin, une secousse violente me fit bondir du lit. Terrorisé, je reculai contre le mur, trébuchant sur ce satané parquet, me cognant contre le rebord de la fenêtre. Le mouvement infernal stoppa net. Cette convulsion venait bel et bien de ma couche. Le frottement des lourds pieds en bois venait de tracer des cercles superposés sur le plancher, juste derrière le coffre fermé par un verrou. Tétanisé, je respirai par séries de grandes inspirations bruyantes. Stupéfait, je braquai le regard vers le portrait de Bérénice. La chandelle n'éclairait pratiquement rien. Obligé d'insister pour chercher ses yeux tristes, je préférai sortir d'ici. Le « tic – tic » régulier du sablier qui ne cessait de s'épuiser m'angoissait. Valait-il mieux que je reste dans ma chambre, ou que je sorte ? Je me demandais ce que j'allais trouver en arpentant le château au beau milieu de la nuit. Qu'importe ! Je ne restai pas une seconde de plus en cet endroit. Je courrai jusqu'aux cuisines... Enivré, je me sentis soudain transporté par une envie irrépressible de m'aventurer au dehors. Bercé par les pulsations de mon cœur, dont j'ignorais s'il était arrêté ou continuait de battre, entièrement immergé dans une délicieuse démence, je chancelais jusqu'à la porte arrière, ouvrant sur la cour, poignardée par les rayons acérés de cet orage perpétuel. Comment se pouvait-il qu'il restât si longtemps sans dériver ? Je sortis sans réfléchir. Seul au sein de ce vent puissant, sifflant entre les branches secouées en tous sens, le visage ruisselant, mon esprit me poussait à avancer vers le mausolée. Guidé par la foudre, je progressais difficilement. Mon attention se porta un instant sur le castel, il m'apparut comme un monstre de pierre feignant de sommeiller, imperturbable sous ce déluge invraisemblable. Crispé par cette peur électrique qui se déversait par mes artères palpitantes, et grisé par l'interdit de cette escapade, je craignais de me faire surprendre. Chaque seconde m'exposait à cette présence invisible et sournoise qui imprégnait ce lieu ésotérique. Je me sentais épié de toute part, alors que j'accélérai le pas, jetant des regards furtifs derrière moi. Soudain, le château disparu, caché par les arbres qui grinçaient horriblement. J'aperçus enfin, révélé par la lumière fugitive des éclairs, un caveau massif, orné d'imposantes colonnades, soutenu par ce style solennel et grave suintant l'horreur. Des chaînes entouraient symboliquement la tombe, comme pour me dissuader de m'en approcher. Je les franchis péniblement, car l'alcool me troublait l'esprit. Je tombai lamentablement sur les graviers entourant la sépulture. En me relevant, je remarquai une inscription sur le fronton "Urbis Genio Joannes Darius". Subitement, le son indistinct d'une personne piétinant la gravelle se mêla au désordre ambiant. Saisi de terreur, je rebroussai chemin sans plus attendre, courant à travers le parc dévasté. Je m'engouffrai dans la chambre, et là, sur le coffre au pied du lit, le chat noir effrayé fit le gros dos en feulant. Puis, comme rassuré, il s'allongea laissant apparaître son ventre pâle. La lumière épileptique combinée à l'effet de l'alcool me fit croire qu'une drôle de cicatrice parcourait la partie inférieur de son abdomen. Une tache en forme de croissant de lune se dessinait distinctement. Aveuglé par les éclairs, éreinté par la peur et le gin, je m'affalai sur mon lit.

    Le matin ne vint pas assez tôt. Lorsque les premiers rayons du soleil apparurent, je sortis de la chambre. Encore étourdi, je décidai de prendre l'air. A ma grande surprise, j'aperçus mon demi-frère devant le mausolée, lui qui disait ne pas s'y rendre souvent. Il vint à ma rencontre. Andrew paraissait plus blafard qu'hier. Ses sourcils froncés soulignaient un air implacable. Il me somma de le suivre. Nous montâmes dans la fameuse tourelle, dont la porte était fermée. Il l'ouvrit, grâce à une petite clé ciselée. Lorsqu'il poussa la porte, cette usuelle crainte teintée d'euphorie me saisit. Là, se dressait la bibliothèque : une salle ronde aux murs recouverts de livres certes variés mais dispersés ça et là, sans ordre logique, sur les étagères, ou éparpillés parterre. Un chaos de pages... « Cette demeure n'offre que peu de divertissements. Ces livres sont une bonne occupation. » susurra-t-il, en un soupir nonchalant. Ma présence ne semblait pas lui apporter grand réconfort, aussi je lui demandai : « Cher Andrew, de quel sujet voudrais-tu parler ? Prends une œuvre, n'importe laquelle ! Je vais te faire la lecture. » Son expression renfrognée m'en dissuada. « Remémorons-nous le bon vieux temps ! » Placide, il avançait lentement vers moi, les mains derrière le dos, le buste en avant, tel un vieillard à peine âgé de quarante ans. « Non plus ?... Et bien !... Que penses-tu, mon cher frère, d'aborder... » Une fois à mes côtés, je compris qu'il voulait que je me taise. Il tourna patiemment autour de moi, je pouvais sentir ses yeux perçants me dévisager. Enfin, il marqua une pause. Posé sur un guéridon, je reconnus le sablier, ce sablier qui se trouvait encore dans ma chambre ce matin ! Il le souleva, me regarda impassible, puis le reposa avant de s' évanouir derrière une porte dérobée. Ce comportement incompréhensible me perturbait au plus haut point. Pas un mot ! Pas d'explications ! Quel outrage fait à cet esprit qui fut autrefois si brillant ! Par le Ciel, qu'était-il devenu ? Exaspéré, je bus ma flasque d'un trait et la jetai violemment contre la porte. Emprisonné pour Dieu sait combien de temps avec cet être insaisissable, j'entrepris d'éclaircir la situation. Pendant plusieurs heures, je me laissai porter au fil des pages, tel un homme blessé qui dérive avec le courant. Assommé par l'ennui, je me sentais angoissé, le cœur comme serré dans un étau. La nature de mes lectures intensifiait certainement mes tourments. Le « Malleus Maleficarum » ou « Marteau des Sorcières » traité médiéval sur la façon dont traquer et questionner les rejetons de Satan... Un ouvrage sur l'alchimie, un autre sur la magie des anges... Un opus sur la peste noire, ses symptômes, ses ravages, des expériences scientifiques menées sur des corps humains... Sans parler, d'énormes grimoires comme le « Dragon Rouge », sur l'art de commander les esprits... Les « Clavicules de Salomon »... la nécromancie... Depuis le canapé situé au milieu de la bibliothèque j'observais les étagères. En leur sommet, des portraits anciens d'hommes célèbres me surveillaient. Parmi eux, Cornelius Agrippa, John Dee, Nicolas Flamel, Isaac Newton, Nostradamus, Galilée, et des papes, sévères, aux regards méprisants... Alangui, j'examinai le sablier...Les grains de sable tombaient, un à un, si lentement que la vision en devenait presque surréaliste... Un petit bruit sec et clair perçait le verre quand un grain traversait le fin tuyau pour venir se fracasser au fond de l'ampoule transparente... Ils me rappelaient le son que j'entendais la nuit... Le sablier s'éternisait à égrainer ses perles noires... A demi assoupi, je ne me fiais plus à mes perceptions... Je dormis surement plusieurs heures, car à mon réveil, la nuit commençait à envahir le ciel, plongeant la bibliothèque dans les ténèbres. Je repris mes recherches désespérément."Urbis Genio Joannes Darius"... Ces mots sans cesse me revenaient en tête, bien que j'essayasse de les chasser. Sans cesse, mon subconscient s'insinuait en mes pensées, et sans cesse je changeais de livre, espérant y trouver un sujet assez captivant pour les remplacer. Mais à chaque fois, une phrase, un mot, une syllabe inconnue ou sa prononciation énigmatique m'évoquaient ces maudites lettres sculptées, enfoncées dans la pierre du mausolée. Quel pouvait en être le sens ? Enfin, je trouvai caché sous une pile de volumes poussiéreux, un manuscrit, écrit de la main d'Andrew. La matière dont était faite la couverture ne s'apparentait à aucune autre. Un cuir fin, mais résistant, de très haute qualité enveloppait l'étrange contenu de l'ouvrage. Il décrivait les divers procédés de tannages. Agneau, chèvre, chamois... Je n'avais jamais rien vu de tel ! Toucher cette peau douce, si délicate me mettait pourtant mal à l'aise... Des mesures incompréhensibles, mêlées à des croquis abjects tachés d'encre s'accumulaient à l'intérieur. Soudain, j'aperçus une note traitant de ces mots cabalistiques "Urbis Genio Joannes Darius". Ils louaient le travail de l'architecte ayant construit le caveau. Dans la marge, son anagramme "Sub ruina insidiosa genero". Par l'enfer !... Je mis un instant avant d'en saisir la signification. Mais au moment même où la traduction m'apparut, je lâchai le manuscrit qui s'écrasa parterre. « Sub ruina insidiosa genero", « Celui qui pénètrera ces lieux ira à sa ruine »... Quelle horreur ! Comment Andrew avait-il pu commander ces infâmes inscriptions ? A quoi tout cela rimait-il ? Que cachait-il dans ce tombeau ? Je glissai le manuscrit dans mon veston.

    Abasourdi, je rejoignis la salle à manger, plongé dans mes réflexions. Mon demi-frère m'y attendait, un sourire pervers au coin des lèvres, dont les commissures luisaient d'un rouge foncé. La tête baissée, mais les yeux braqués sur moi, il disséquait chacun de mes mouvements, comme une bête sauvage. Le valet me versa un verre de vin. Andrew, d'une voix grave et inhabituelle, dont l'écho inondait la pièce, me conseilla de goûter cet Amontillado car il venait de sa dernière barrique. Je ne me sentais pas honoré par ce geste, et hésitais à le boire... Andrew se mit à fredonner bêtement le « Dies Irae », du Requiem de Mozart. Je le trouvais pathétique. Il se leva, chancelant, et s'approcha de moi, en s'appuyant contre la table. Son haleine tiède et fétide, saturée de vin me répugna quand il me susurra à l'oreille un « Bonne nuit... » indifférent.

    Je ne mangeai rien et regagnai ma chambre. La peur m'abattait profondément. A la place de la chandelle consumée, j'en trouvai une nouvelle, allumée comme la veille au soir. Je n'y prêtai même pas attention. Revoir la tombe était tout ce qui m'importait... Que me cachait-il ?... Je me couchai dans ces maudits draps surement parsemés de dépôts de chaux vive car ils m'irritaient la peau. Je vidai ma flasque, accablé par mes découvertes et cette horrible odeur. Je m'assoupis plus tard que d'habitude. Tout à coup, au milieu de la nuit, mon lit se remit à tressaillir. Tétanisé, j'attendis que le vacarme des pieds raclant le plancher s'interrompe. Soudain, il stoppa net. La gorge serrée, je fus étonné d'entendre les grains du sablier. N'était-il pas censé être dans la bibliothèque ? Harassé, je me levai brusquement. En posant mes pieds sur le plancher, je sentis une substance liquide, chaude et épaisse s'étaler sous moi. Je me précipitai pour saisir la chandelle. Le halo lumineux courut sur le côté du lit, révélant un spectacle immonde... Là, sous mes pieds trempés s'étalait une marre de sang. J'avançai vers le mur, pataugeant dans cette flaque visqueuse dégageant ces effluves ferreuses. Depuis le plafond, dégoulinaient des filets de sang, dont les gouttes s'abattaient sur le sol dans ce bruit net et régulier. Par tous les diables de l'enfer ! Le portrait lui-même ruisselait de cette sève abondante. Frénétique, saisit d'une démence incontrôlable je dégageai une pierre pour détruire les verrous du coffre et de l'armoire. Que me cachait-il ? QUE ME CACHAIT-IL ? Le coffre était plein d'instruments pareils à ceux du manuscrit, couteaux effilés, tenailles, crochets... Tous des outils de tannerie recouverts de sang. Je fis voler en éclats le cadenas de l'armoire. Je crus m'évanouir... Dans une boîte, une mèche de cheveux bruns bouclés, des petites boucles d'oreilles en cristal et horreur ! Près d'elles, trente-deux dents blanches éparpillées. Empli de terreur, je me mis à sangloter, tout en tapotant les autres étagères furieusement, elles révélèrent un bac empli d'huile de foie de morue pestilentielle, surement utilisée pour le tannage, un pot de suif étiqueté au nom de Bérénice. La chandelle... cette odeur... Je me penchai, la tête entre les jambes, affreusement mal. Ainsi courbé, j'aperçus sur le rebord de la fenêtre, le manuscrit dépassant de mon veston. Je le pris, et remarquai pour la première fois, entre la tranche et la couverture arrière, une tache en forme de lune. Miséricorde ! Amelia, la femme d'Andrew... Je m'élançai vers le mur pour remettre la pierre en place, c'est alors que j'entraperçus une forme particulière. Je ne voulais pas y croire, et pourtant, lorsque j'introduisis ma main dans l'orifice laissé par la pierre manquante, mes doigts se serrèrent autour d'une petite main écorchée. J' hurlai d'horreur lâchant la pierre qui transperça le plancher vermoulu, et m'aspergea de sang. Mes doigts sentaient la chaux...
    Affolé, je me précipitai hors de la pièce, dévalant les escaliers pour rejoindre le caveau. Je sautai par-dessus les chaînes et poussai de toutes mes forces la dalle scellant l'entrée. Une fragrance fétide semblable à celle de ma chambre surgit de l'entrebâillement. A l'intérieur, un vitrail rouge plaquait sa couleur sanglante sur les parois, lorsque la foudre transperçait les carreaux de ses rayons effilés. Animé par une fougue incontrôlable de vérifier mon intuition je basculai la plaque recouvrant le sarcophage où était gravé le nom de l'épouse d'Andrew. Frénétique, je crus que mon cœur allait éclater sous la pression. Le lourd couvercle se brisa au sol. Je n'arrivais pas à le croire, je me sentis faible, très faible. Que diable ?! Cela dépassait l'entendement ! Au fond de la cuve en marbre, rien à part le chat noir qui bondit et dévala les escaliers menant à une crypte souterraine. Hagard, je pouvais à peine reprendre ma respiration. Mes muscles se raidirent, une fièvre inconnue s'empara de moi. Je suivis cet animal maudit jusque dans les entrailles de la terre. Des torches illuminaient le caveau humide, aux parois infestées de lierre, et de toiles d'araignées. Deux sarcophages, côte-à-côte, patientaient dans le froid. D'un coup, le chat sauta sur l'une des tombes. C'est alors que je vis ce que je n'avais jamais pu observer avant. Le félin, baigné par la lumière dansante des flambeaux arborait deux yeux vairons, bleu et marron. « Bérénice ? » hasardai-je... Le chat me fixait... « Amélia ? » Un miaulement aigu jaillit de sa gueule béante et me fit sursauter. Par l'enfer !... Je m'approchai prudemment. Les gravures sur les tombes révélèrent une vision d'horreur inimaginable. L'une était destinée à Andrew, l'autre... à moi. Soudain, je crus défaillir, un rire aliéné déchira le silence. En haut des escaliers, la silhouette funèbre de mon demi-frère se dessinait. Il descendit, marche après marche, comme une ombre géante prête à tout engloutir. Je sentais cependant son aura infâme autour de moi, tel un fantôme... Le visage parcouru de spasmes, les yeux accusateurs, la bouche tordue, Andrew n'était plus. Mon demi-frère avait sombré dans les abysses de la folie. Dans sa main, une épée gigantesque venant de la salle des armes. Je la reconnus. « RECULEZ ! MONSTRE ! » criai-je. Subitement, il se rua vers moi, brandissant cette lame infernale. Mais dans la confusion du combat, et le vacarme de nos hurlements, c'est le râle du chat noir qui se propagea dans le caveau, quand celui-ci sauta au visage de la créature et lui creva les yeux. Exténué, le cœur battant si fort qu'il aurait pu s'arrêter, je me précipitai hors du mausolée, et refermai la dalle derrière moi. Sans attendre, je m'enfuis le plus loin possible de cette maison diabolique, en m'enfonçant dans le bayou sans me retourner un instant.


    Marie Sullivan
    mai 2014


     Rapport sur la nouvelle

    Edgar Poe, le maître du genre gothique, le virtuose du fantastique a été l'un des grands pères fondateurs du macabre. Référence absolue, dont le nom continue d'évoquer au XXIe siècle, le génie d'un homme qui a contribué à enrichir le registre du fantastique, étendre les possibilités du Romantisme, et établir la science-fiction. Lui rendre hommage à travers cette nouvelle écrite « à la manière de » (bien qu'elle soit loin d'en être digne) m'a permis de mettre en avant ses thèmes de prédilection tout en réalisant une œuvre originale.

    Tout d'abord, la nouvelle s'ouvre sur l'introduction à l'environnement typique de la Louisiane, qui constitue un élément essentiel à l'atmosphère du récit. Le vocabulaire précis, voire technique (steamboat, roues à aubes, bayou, alligator, cyprès chauves, pacaniers...) participe à planter le décor, le côté « couleur locale » ainsi qu'à retranscrire un effet de torpeur, de part la longueur des phrases, participant à créer un rythme lent et hypnotique. Des émotions fortes et troublantes envahissent le narrateur, seul face à cette nature pittoresque et sublime.
    Nous sommes tout de suite plongés in media res au sein de ce milieu mystique et fascinant. En outre, le genre gothique voit traditionnellement l'action principale se dérouler en un endroit exotique. Ici, l'ailleurs s'incarne dans les bayous de la Nouvelle-Orléans, région aux paysages uniques et évocateurs, situés entre un labyrinthe végétal, le mysticisme vaudou, et la cruelle période de l'esclavage. Le célèbre livre Entretien avec un vampire d'Anne Rice, digne héritière du maître du macabre, m'a aussi largement inspiré pour établir le cadre spatial. Or, ce n'est pas un hasard si mon choix de base s'inspirait de la maison la plus hantée des États-Unis « The Myrtle's Plantation ». La situation spatiale reste en adéquation avec cet endroit, mais j'ai décidé d'accentuer la nature gothique de la narration et la distance symbolique entre les personnages en incluant ce manoir venu de l'étranger, à savoir l'Écosse. Cet édifice est le cadre habituel des nouvelles gothiques, dont l'architecture ancienne et austère fait écho au ton grave et désuet du récit. Sa présence glaciale au cœur des marais suffocants crée une discordance improbable, que l'on peut qualifier de grotesque, telles deux notions qui ne vont pas naturellement ensemble. Ici, ce principe du grotesque, souvent utilisé par Edgar Poe, marque aussi une disharmonie, un choc entre la sphère rationnelle du narrateur et les événements surnaturels auxquels il assiste.
    L'exotisme s'apparente également au passé, le narrateur retourne pour la seconde fois en Louisiane, après de très nombreuses années. L'aspect suranné émane aussi des tournures de phrases, du niveau de langue utilisé, des temps qui ne sont plus usités de nos jours, mais qui rendent bien l'idée d'une histoire se déroulant à la fin du XIXe siècle, à la manière de Poe.
    Enfin, la longueur du voyage, et la surprise du héros quand il apprend que le trajet n'est pas fini, mettent en avant l'isolement du château. Il en va de même pour le narrateur dans La chute de la maison Usher  qui traverse une partie du pays à cheval pour rejoindre sa destination. Le carrefour où le narrateur change de véhicule est aussi souvent associé, dans la tradition occidentale, au diable qui mène les voyageurs perdus dans la mauvaise direction. Éloigné de la civilisation, reclus dans une atmosphère inconnue et dérangeante, le personnage principal s'aventure dans une sorte d'entre-monde que l'on peut qualifier d'irréel.
    Cette rupture spatiale est également temporelle lorsqu'elle concerne les deux demi-frères. Ils sont liés par le sang, (pourtant ils ne sont que demi-frères) mais séparés par la distance et les années de silence. Aussi il est sous-entendu que l'homme que le narrateur va rencontrer soit devenu un parfait étranger. Il ne sait rien de lui dans ce qui le constitue psychiquement et physiquement. Le parallèle avec  La chute de la maison Usher est ici évident. Bien entendu, le rapport entre l'environnement et la psychologie des personnages, thème cher à Edgar Poe, se ressent dans le récit. Andrew, à l'instar de Roderick Usher, est enfermé dans sa demeure, dans son propre monde de pensées, sa folie, il est complètement passif, dépressif, sans espoir d'échappatoire face à la prétendue détresse qui l'accable. L'endormissement latent du bayou, du château, fait écho à l'âme d'Andrew. Il y a une relation fantastique entre l'habitant et son milieu. Effectivement, les traces noires liquides suintant des interstices, en sont un exemple clair et tout comme l'apparition du chat noir, elles initient ce que l'on appelle le foreshadowing, c'est-à-dire des indices semés au fil du texte suscitant l'attention du lecteur, avant de se révéler être des éléments importants à la chute de l'histoire ou à la création de l'ambiance générale. Cette dernière est sublimée par les champs lexicaux du gothique, du fantastique, de la peur etc... C'est donc un style plein d'emphase qui transparait.
    De plus, au niveau de la microstructure, des allitérations, comme «  le bruit assourdissant des roues à aubes brassant sans cesse ce fleuve souillé lancinait dans mon crâne », empruntes d'un son sifflant, participent à créer un effet obsédant et sournois, caractéristique de l'atmosphère de la plantation. L'absence de ponctuation dans cet extrait accentue cette sensation lancinante. Elles incarnent aussi la façon dont le personnage ressent ce son qui le tourmente. En effet, la fiabilité du narrateur est relative. Il est homodiégétique, et raconte l'histoire à la première personne, c'est le moi du poète, si particulier au héros du Romantisme (et Romantisme Noir) du XIXe siècle, en parfaite opposition à la raison des Lumières du XVIIIe siècle. Il fait donc partie de l'histoire qu'il narre. Sa vision sur les évènements est purement subjective. Le lecteur assiste alors au témoignage d'un personnage dont il ne connait rien. Le regard qu'il projette sur l'action est le nôtre. Ce narrateur est notre avatar, tout comme dans la nouvelle Ligeia ou La chute de la maison Usher : il ne sait rien de la situation, il hésite et essaye de rationaliser à plusieurs reprises les élans de colère de son demi-frère, le bruit suspect dans sa chambre, l'odeur de chaux etc... Il essaye de rendre ces occurrences plus « normales » pour se rassurer. Par exemple «  je me dis simplement que les champs devaient être plus loin, et que les travailleurs profitaient d'un jour de repos. »
    Cependant, le ton gothique du texte est bien véhiculer par le personnage principal. Il parle des «  tourbillons de fumée grise, se dissipant dans l'air tel un spectre », ou d'une « pléiade d'herbes folles, mains squelettiques transperçant la terre boueuse ». Son esprit est troublé avant même d'arriver au château. Et ces figures de style, combinées à l'alcoolisme du narrateur, et à sa peur minimisent la crédibilité de ses dires. C'est au lecteur de faire sa propre interprétation. Fondre le narrateur caractéristique du gothique domestique, comme dans Le chat noir, avec celui, beaucoup plus cartésien (et sobre !) de La chute de la maison Usher permet de jouer avec les codes utilisés par Poe, afin de livrer un témoignage dont il est difficile de juger la véracité. Le narrateur alcoolique, instable se demande lui-même, plusieurs fois s'il n'est pas en train de rêver. La faiblesse de l'âme humaine, l'imperfection de l'homme, s'incarnent dans les évènements surnaturels, comme le lit qui bouge par exemple. Ses excès de colère, sa démence, le manque d'alcool changent ses sensations, modifient sa personnalité.
    Par conséquent, nous pouvons tirer un parallèle avec la perversité du gothique domestique. Le narrateur n'agit pas dans son propre intérêt. L'adresse de son demi-frère ne semble pas exister, car sa lettre lui est retournée, mais il décide d'aller le voir malgré tout. L'accès au mausolée lui est interdit, mais il s'y rend plusieurs fois en pleine nuit... Il casse les verrous de l'armoire et du coffre, pousse la dalle scellant le caveau, révélant ainsi des vérités qui auraient du rester cachées. La dissimulation attise sa curiosité. Absolument obsédé par la signification des mots latins, il fait une fixation. Et ses choix entraînent des conséquences qui ne pourront que lui porter préjudice. Ces deux types de narrateurs mêlés en un seul, se retrouvent concrètement dans la narration, notamment lorsque le héros reconnaît à peine son reflet dans le miroir du vestibule. Cette idée m'a été inspirée par le miroir « hanté » de la plantation Myrtle. Le concept du double est récurrent chez Edgar Poe, et ici l'altération physique d'Andrew s'accroît avec l'angoisse grandissante de son demi-frère, à la manière de Roderick Usher et Madeline.


    En effet, les références aux travaux d'Edgar Poe sont nombreuses. Cette écriture « à la manière de » m'a permis de glisser des clins d'œil à ses œuvres, mais pas seulement. D'emblée, la description du château gothique est une référence à Bram Stoker et la fameuse bâtisse du Comte Dracula. La Nouvelle-Orléans, comme je l'ai dit plus haut, renvoie aux chroniques d'Anne Rice. La fascination morbide du cuir, et la présence des odeurs font écho au roman de Peter Süskind Le Parfum. Tous ces auteurs, le dernier dans une moindre mesure (à part dans Le Pigeon traitant de la peur irrationnelle), évoluent dans le registre du macabre, largement codifié et développé par Edgar Poe dans la première moitié du XIXe siècle.
    Quant à ses ouvrages, le récit reprend plusieurs éléments de sa nouvelle La chute de la maison Usher, qui constitue le squelette (!) de la narration. D'une part, nous avons un homme n'ayant pas vu un proche depuis plusieurs années, et qui lui rend visite alors que celui-ci est dans la détresse. Le temps semble s'arrêter, le narrateur tente de s'occuper, mais il est de plus en plus troublé. Le silence et l'abattement plombent les esprits. La dégradation physique de son hôte va croissante, et correspond à la dégradation de sa santé mentale. La folie existe déjà chez les ancêtres d'Andrew. Il en a hérité, et son demi-frère peu à peu sombre dans la démence à son tour face à ses évènements. Par ailleurs, cette nervosité, ponctuée d'accès de démence rappelle le narrateur de la nouvelle Le coeur révélateur. La porte est laissée ouverte à l'imagination quant au sort du héros.
    D'autre part, Roderick Usher enterre Madeline vivante, Andrew emmure sa fille écorchée dans la cheminée de sa chambre, la peau de sa femme recouvre le manuscrit. La cheminée et la chair mutilée renvoient à Doubles assassinats dans la rue Morgue  où la fille est retrouvée coincée dans le conduit et à La barrique d'Amontillado  quand Fortunato est emmuré vivant. (Je n'ai d'ailleurs pas pu résister à réunir les protagonistes autour d'un verre d'Amontillado !) Les thèmes de la mutilation et des personnes emmurées, de l'alcoolisme, coïncident avec la période historique où ces faits divers ponctuaient les pages des journaux, contribuant à nourrir l'imagination de l'écrivain.
    De plus, le portrait ovale suspendu à dessus du lit, dépeignant la jeune fille, suggère le sort funeste du modèle, comme dans la nouvelle Le Portrait Ovale. Le prénom « Bérénice » et les « trente-deux dents » éparpillées dans la boîte font référence à la nouvelle Bérénice. Dans La méthode de composition sur son poème Le Corbeau, Edgar Poe précise que « la mort d'une belle femme est incontestablement le plus poétique sujet du monde » car il est «le plus mélancolique selon l'intelligence universelle de l'humanité ». Faire le choix d'une jeune fille assassinée par son père renforçait davantage cette pensée, mais plutôt dans le registre de l'horreur. Le chat noir, quant à lui, renvoie à l'œuvre éponyme. Le lecteur peut faire sa propre interprétation sur l'identité du chat.
    D'autres éléments empruntés à l'univers de l'écrivain jalonnent le récit. L'horloge à balancier n'est pas sans rappeler la lame en forme de pendule qui s'apprête à tuer le narrateur de la nouvelle Le puits et le pendule. Dans ce même ouvrage l'importance du temps est cruciale. Ici, c'est le sablier qui joue avec cette notion. Comme le chat noir, il est presque omniprésent. Son bruit régulier rassure d'abord le héros, qui s'endort. Mais lorsqu'il se trouve dans la bibliothèque, l'ordre s'inverse car son absence dans la chambre mène le narrateur vers une sanglante découverte, puis, par la suite, vers la chute.
    Par ailleurs, les notes latines inscrites dans la marge du manuscrit sont un clin d'œil à Marginalia, un recueil d'annotations écrites par Poe lors de ses lectures entre 1844 et 1849. En outre, cet anagramme qui fait froid dans le dos, existe bel et bien puisqu'il est sculpté sur la façade du palais le plus hanté de Venise, la maison Dario « la Ca'Dario ». Un nombre insensé de ses résidents y sont morts, frappés par la soit-disant malédiction.
    Enfin, l'énumération des ouvrages comme Le dragon rouge, Les clavicules de Salomon, le Malleus Malleficarum, et des noms Nicolas Flamel, Cornelius Agrippa... nourrissent l'atmosphère ésotérique du lieu. Par contraste avec ces figures de l'occulte, la mine sévère des papes représente la face inquisitrice cachée chez Andrew. Il y a évidemment un lien entre la chasse aux sorcières déclenchée par la bulle papale d'Innocent VIII ayant permis de rédiger le Malleus Maleficarum, et le terrible meurtre commis par Andrew.

    Du reste, toute cette ambiance teintée d'occultisme participe à créer un effet gothique plein de noirceur et d'épouvante. Le but est de créer une émotion forte et entraîner la suspension de l'incrédulité. L'abondance des champs lexicaux liés au gothique, à la peur, au surnaturel, à la violence, à l'horreur etc... porte le texte vers le sublime, c'est-à-dire une sensation sur laquelle il est difficile de mettre des mots. Il ne s'agit pas du beau, mais plus de l'incommensurable. La crainte et l'effroi émanent dans la progression de la nouvelle. Les longueurs qui apparaissent dans le récit, sont volontaires. L'abattement ambiant ressort, et le lecteur ressent le même sentiment que les personnages. Le dénouement marque l'acmé du récit, poussant à son paroxysme la hantise du narrateur, et par la même occasion, il répond aux attentes du lecteur retenues par le suspense. Le rythme s'accélère vers la fin, symbolisant la frénésie de l'action. Les interjections intempestives du narrateur marquent la répétition, accentuant l'effet de stupéfaction et de terreur. Il y a un lien de cause à effet logique, chaque élément découle d'une action initiatrice.


    Finalement, cette nouvelle écrite « à la manière de » propose un récit regroupant les thèmes les plus chers à Edgar Poe. A travers le fond et la forme, l'envoûtement du lieu se dégage. Le narrateur malgré sa personnalité imprévisible, est l'avatar du lecteur et découvre au fur et à mesure la folie d'Andrew et les actes qu'il a commis. Les références littéraires sont nombreuses, et mêlées aux champs lexicaux du macabre, rendent hommage à l'écrivain tout en en sublimant l'effet recherché. Pris dans cette langueur, l'intérêt du lecteur est suscité par la curiosité laissée par différents indices. Tout cela au service du suspense qui tient en haleine jusqu'au dénouement. Si certaines questions restent sans réponse, une fois encore, il s'agit, à la manière de Poe, de faire travailler l'imagination du lecteur, laissant ainsi libre cours à ses interprétations. L'écrivain en fait à la fois son témoin et sa victime.





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