Je
pensais ne jamais y retourner. Cela faisait bien des années que je
n'avais pas revu les paysages si singuliers du sud. Cloîtré à bord
d'un steamboat, dont les
épais tourbillons de fumée grise se dissipaient dans l'air tel un
spectre, je sentais que ce voyage allait être exceptionnellement
long. La rivière sombre étendait ses méandres sur des milliers de
miles, encadrés par
ce mystérieux biotope somnolent : tel un alligator verdâtre
stagnant en surface, mais dont la torpeur trahissait les tristes
desseins. Le Mississippi était un accélérateur d'imaginaire. Son
effet sur moi était sans égal. Ses berges ressemblaient à des
ruines végétales, façade baroque, cathédrale gothique aux voûtes
feuillues, sans entrée, ni sortie, dense comme le bois d'un
cercueil, où milles cyprès chauves faisaient office de colonnes,
colonnes enlisées dans l'eau saumâtre du bayou. Ce n'était que ma
deuxième visite en ces terres reculées, qui insufflaient encore à
mon esprit morne, mille légendes teintées de crainte et d'euphorie.
Baigné par cette ambiance ensorcelante, je rêvassais, appuyé
contre le bastingage. Le bateau avançait mollement, le bruit
assourdissant des roues à aubes brassant sans cesse ce fleuve
souillé lancinait dans mon crâne, et m'obligeait à prendre
quelques gorgées de gin pour me soulager.
Au
bout d'un temps qui me parut interminable, le steamboat
se mit à quai. La noble demeure que je devais rejoindre n'était pas
accessible par voie maritime. Sous un ciel menaçant, je rejoignis à
la hâte une grande diligence qui semblait m'attendre, seule, à
plusieurs mètres de la rive, à demi cachée sous une rangée de
pacaniers. Étrangement, j'étais seul dans la berline. Le cocher fit
claquer son fouet et nous commençâmes à pénétrer dans cette
nature troublante, si luxuriante que ses branches, comme cent
serpents entrelacés, étouffaient la lumière du soleil. Bien que
les rideaux fussent ouverts, une pénombre discordant avec cette
heure du début d'après-midi, emplissait l'habitacle. Après deux
heures de trajet, je me sentais encore plus las. Ma flasque de gin
était presque vide. Le véhicule s'arrêta enfin. Je descendis avec
mon bagage prêt à découvrir cette somptueuse maison. Cependant, à
mon grand étonnement, je remarquai que nous nous étions arrêtés à
un carrefour. Un autre cocher, perché sur le siège d'un petit
fiacre noir, garé à la croisé des chemins, me fit signe. J'appris
alors qu'une heure supplémentaire de voyage m'attendait, et que ce
coupé appartenait à mon demi-frère, dont l'invitation constituait
l'objet de ma visite.
Nous
ne nous étions pas écrit depuis des années, jusqu'à ce que je
reçusse une lettre écrite de sa main. Au premier abord, je fus
frappé par les contours de son orthographe. Lui, l'élève si
studieux, formait à l'époque des majuscules impeccables, renforçant
ainsi la délicatesse de ses minuscules. Son écriture si raffinée
ravissait le maître d'école. Cette qualité, presque devenu un art,
l'avait toujours caractérisé. Pourtant, à lire cette lettre, je
m'étais questionné sur la véracité de son origine. Mais le ton,
la gravité des propos entretenus, ne pouvaient être une mauvaise
farce. Mon demi-frère m'annonçait la tragique disparition de sa
fille Bérénice. Elle s'était volatilisée comme par magie. Noyé
dans le chagrin, suite à maintes recherches infructueuses, il me
suppliait de venir le soutenir dans ces moments endeuillés. Je lui
avais alors répondu très promptement, utilisant l'adresse transmise
dans sa lettre. Mais, l'enveloppe m'avait été retournée par le
service postal, sans plus d'explication. Plus par inquiétude que par
curiosité, quoique je n'en fusse pas complètement dépourvu,
j'avais alors décidé de le rejoindre sans délai.
Andrew,
aristocrate fortuné venait d'une famille énigmatique. Liés par le
sang d'un père commun, nous n'avions vécu ensemble qu'une très
courte partie de notre enfance. Je ne savais rien de ses racines
maternelles, hormis une rumeur indicible mais latente d'un gène
frappé de démence qui aurait gangréné les rameaux de leur arbre
généalogique. Pour moi, cette ombre au tableau si idyllique d'un
jeune riche ayant fait fortune au Nouveau Monde n'était que chimère.
Je ne laissai donc pas quelque médisance flouer l'image du jeune
garçon que j'avais connu. Andrew possédait une plantation de cannes
à sucre près de la Nouvelle-Orléans. Propriétaire terrien
allouant les services de quelques esclaves, son exploitation était
florissante. Le commerce de la mélasse et du sucre lui avaient
permis d'économiser assez d'argent pour réaliser l'un de ses rêves
les plus insensés. Héritier d'un vieux manoir écossais, legs d'une
tante, il l'avait fait acheminer jusqu'au cœur des bayous. Pierre
par pierre, la bâtisse austère avait été reconstruite sur son
vaste domaine. Malheureusement, sa propre vie de famille ne reflétait
pas sa réussite professionnelle. Sa femme Amelia était morte en
couches sept ans plus tôt. Sa
fille Bérénice avait survécu et avait grandi jusqu'à cette
disparition.
Je
m'interrogeais quant à l'homme que j'allais trouver au sein de ces
marais reculés. Le fiacre s'arrêta au bout d'un long chemin en
terre battue, bordé de chênes, devant un castel à l'allure sévère.
Ses grises pierres apparentes, noircies par une multitude de traces
liquides suintant des interstices, me laissaient croire qu'une pluie
fantastique couleur de charbon s'écoulait sans cesse sur l'édifice.
Peut-être l'alcool m'étourdissait-il, mais j'avais le sentiment que
le château versait des larmes d'encre. Dans cette atmosphère
humide, du lierre courrait sur les murs, grimpant vers la tourelle se
dressant à droite de la grande porte principale. Sur les côtés,
deux allées symétriques fuyaient derrière la bâtisse. Mon regard
glissait sur la surprenante résidence de mon demi-frère. Imposante,
obscure... A sa vue, une faible émotion d'angoisse, comme une
mauvaise graine, s'insinua en moi. Alors que je scrutais l'alentour,
mes yeux agités se posèrent sur les courbes d'un chat noir,
dissimulé derrière le mur de droite, sous la tourelle. Il me
fixait, l'air à la fois absent et méfiant. J'avançai vers la porte
d'entrée sans lui prêter attention. Au même moment, il disparut
dans l'allée. Sa présence, par contraste, me fit remarquer
l'absence d'autres personnes : ouvriers, esclaves, ou jardiniers. La
propriété semblait complètement déserte. Cette remarque accentua
mon malaise, mais je me dis simplement que les champs devaient être
plus loin, et que les travailleurs profitaient d'un jour de repos.
Au
seuil de la porte principale, encore plus massive une fois à
proximité, je frappais l'un des deux heurtoirs, sculptés en deux
diables grimaçants. Personne. Je frappais une deuxième fois, puis
une troisième et enfin un valet entrouvrit. Son air interloqué,
figé sur son faciès blafard, lui donnait un air grotesque. Je me
présentai rapidement. Il me laissa entrer dans le vestibule. Un
grand miroir à l'encadrement surchargé d'ornementations, posé sur
une console, était adossé au mur. Une grosse horloge à balancier
lui faisait face. Un candélabre éclairait la pénombre naissante.
La notion du temps m'avait échappé : le crépuscule infestait déjà
les nuages. Du reste, un orage éclata. Le tonnerre grondait dans le
lointain, laissant présager une nuit tumultueuse. Le ciel lourd
creva au même instant, et une pluie aussi violente que la mousson
vint marteler les fenêtres. La chaleur du jour restait aussi
suffocante. En outre, l'intérieur du château participait à
enrichir ce sentiment oppressant. Depuis l'entrée, je pouvais voir
le salon. Sous de vieilles draperies tendues au plafond : véritable
labyrinthe de velours épais, déchirés à certains endroits, ternis
par la poussière, dormait une cheminée, où des toiles d'araignées
se balançaient légèrement sous le courant d'air venu du toit. Près
d'elle, trois fauteuils. Plus loin, une table recouverte d'une nappe
grisâtre, six chaises, un buffet, surmonté d'un portrait hideux. Un
escalier montait probablement vers la tourelle.
Le
valet au visage vitreux m'invita à le suivre. Ma chambre, située à
l'étage, petite et rudimentaire, se composait d'un vieux lit à
baldaquin oscillant au moindre frôlement, d'un coffre en bois piqué,
fermé par un verrou au pied du lit, d'une grande armoire cadenassée,
et d'une fenêtre donnant derrière le castel. Un air vicié
emplissait la pièce, un mélange âcre entre une légère odeur de
suif, et d'huile de foie de morue... Au-dessus du lit, accroché à
une partie du mur quelque peu avancée, surement une cheminée
condamnée, le grand portrait ovale d'une petite fille dominait la
pièce. J'en déduisis qu'il s'agissait de Bérénice. Ses yeux
vairons, à la fois bleus et marrons rappelaient les nuances de ses
boucles brunes, et de sa belle robe azure. Son sourire innocent
laissait entrevoir de belles dents blanches, imitant l'éclat de ses
boucles d'oreilles en cristal. Je baissai le regard. Au vu des
circonstances, l'observer m'était insupportable. Je scrutai la
pièce. Posée sur un bougeoir, une chandelle noire paraissait
l'unique confort que l'on avait jugé bon de m'accorder. Sur le
manteau de la cheminée, un sablier avait déjà commencé à
s'égrainer. Le parquet fissuré grinçait à chacun de mes pas,
mettant un point d'honneur à marquer le rythme des questions qui
s'amoncelaient en mon esprit épuisé. Je posai mon bagage sur le
coffre, car le domestique n'avait pas dénié m'en décharger. Enfin,
à travers les carreaux tachetés par quelque moisissure, j'examinai
brièvement la cour arrière. La nuit orageuse tombait au-dessus du
parc, recouvrant prestement de son voile funèbre le jardin détrempé.
Je ne devinai que plusieurs allées, traversant les pelouses mal
entretenues, envahies par une pléiade d'herbes folles, mains
squelettiques transperçant la terre boueuse. Un certain malaise
s'étendait peu à peu sur mon âme, une sensation d'angoisse
accentuée par la pluie qui redoubla d'intensité, martelant
violemment la fenêtre.
Soudain,
une voix familière me tira de mes songes sordides. Un homme apparut
dans l'embrasure de la porte. Frappé par sa physionomie émaciée,
sa haute stature efflanquée, et ce teint cireux, je ne reconnus
Andrew qu'en cet éclat d'espoir qui passa dans ses petits yeux
enfoncés, quand il rencontra mon regard. Ce charme énigmatique,
émanant principalement de ses yeux saphir, et d'un port de tête
altier dépourvu de suffisance, le temps l'avait transformé, si bien
que le jeune homme que j'avais autrefois connu n'était plus qu'une
ombre parmi les ombres. Il me salua et nous descendîmes dans le
salon. Nous nous assîmes dans cette pièce aussi froide et lugubre
qu'une crypte. Il me fixa un instant, sans prononcer un mot. Ce
silence presque palpable pénétrait tout. Les courants d'air
sifflant de la cheminée erraient parmi les tentures suspendues
au-dessus de nos têtes comme des fantômes insidieux. Il m'expliqua
son soulagement, le soutien de ma présence face à sa détresse.
Bérénice avait disparu sans laisser de traces. Impuissant face à
la stérilité de l'enquête, mon demi-frère avait fait interroger
les esclaves, le personnel, en vain... Ce terrible événement avait
ravivé le noir souvenir d'Amelia, décédée à la naissance de sa
fille. Elle reposait dans un mausolée, au bord d'un étang, dans un
coin reculé du parc, me disait-il, un lieu propice au recueillement,
sous les branches tombantes des saules pleureurs. Andrew m'avoua
cependant n'y aller que très peu souvent. Il évoqua les yeux
vairons de sa femme, identiques à ceux de sa fille. Il se plut à
m'expliquer que sa défunte épouse avait une tache de naissance en
forme de lune sur le ventre. Je me sentais à la fois gêné, et prêt
à le soutenir. Il se tut. Les yeux suspendus dans le vide, comme
s'il observait la présence inopinée d'un revenant, ses muscles se
crispèrent soudain, une expression frénétique lui entailla le
visage. Un nouveau silence emplit brusquement la pièce. De petites
inspirations saccadées, semblables à un sanglot sans larme le
firent trembler. Tout à coup, il me fixa de son regard troublant, se
pencha vers moi – moi qui essayais de réfréner mon appréhension
grandissante – puis d'un ton solennel et virulent il ordonna : « Tu
ne dois y aller sous aucun prétexte. Cet endroit sacré est fermé à
toute visite. Promets que JAMAIS tu ne t'y aventureras ! » Ses
yeux agités, braqués sur moi dans l'attente d'une réponse,
m'effrayaient horriblement. Je répondis par l'affirmative. Cet air
agressif qui marquait sa peau crayeuse se dissipa légèrement alors
qu'il s'enfonçait dans son fauteuil. Je constatai être si reculé
dans mon siège, qu'il aurait pu se renverser. La peur crispait mes
mains, agrippant les accoudoirs décrépis de toute leurs forces. Une
aura puissante, pleine d'une énergie déstabilisante émanait de mon
demi-frère. La maison entière dégageait ce magnétisme
clair-obscur à la fois accueillant et morbide. Et ce silence dont
l'écho mélancolique se répercutait contre les souvenirs inaudibles
des murs et le mutisme de mon hôte me donnaient des frissons. Mais,
je repris mes esprits, notant que la douleur de cette perte atroce le
rendait surement plus émotif. Je me devais d'être compréhensif et
rationnel. Les battements de mon cœur ralentirent, mes mains se
desserrèrent doucement. Dépression, peur et amertume avaient dû
envahir l'âme du châtelain, l'entrainant ainsi dans une spirale
difficilement concevable pour un étranger. Isolé au sein de cet
édifice désolé, il avait négligé son quotidien, sa maison,
jusqu'au plus profond de son être.
Une
torpeur étrange nous maintenait dans cette aphasie. Plongé en mes
pensées, j'entendis derrière moi, dans l'escalier menant à la
tourelle, un bruit de pas léger. Pourtant, personne n'apparut.
Soudain, la voix du valet résonna depuis le vestibule. Il nous tira
de notre accablement pour annoncer l'heure du coucher.
Particulièrement surpris par son message, je ne voulus pas déranger
davantage mon hôte. Sans avoir dîné, atterré et décontenancé
par cette ambiance confuse, je rejoignis ma chambre après souhaité
une bonne nuit à Andrew.
Lorsque
je pénétrai dans ma chambre, je fus étonné de voir la chandelle
noire allumée. Le domestique avait dû venir par pure prévenance.
Son halo vacillant peinait à illuminer ce lieu nauséabond. A
l'extérieur, les éclairs se répandaient parmi les nuages, la
foudre alternait entre bruits secs et roulements sourds, et donnait à
cette nuit mouvementée une couleur d'effroi. Je me forçai à ne pas
jeter un œil vers le portrait. Résigné, exténué, je m'assoupis
dans ces draps portant une légère odeur de chaux. Vers trois heures
du matin, je fus réveillé par une secousse brutale. Incapable d'en
déduire l'origine, je gardais pourtant la stupide sensation que mon
propre lit avait bougé. Somnolent, j'en conclus que j'avais dû
rêver. Avant de m'endormir, je remarquai un petit bruit net et
régulier... Je repensai alors au sablier, s'égrainant
tranquillement. Rassuré, le reste de ma nuit fut relativement
paisible.
A
l'aube, un soleil fébrile éveilla ma chambre. La chandelle noire
s'était entièrement consumée. Je regagnai le salon, en
passant par le vestibule. Le grand miroir surchargé, surement aussi
vieux que la bâtisse, me renvoyait l'image d'un homme abattu, au
regard inexpressif. Je me trouvais étrangement misérable. En bas de
la psyché, un reflet inattendu s'ajouta au mien. L'ombre furtive du
chat noir rejoignit le reflet de mon infâme double. Soudain, la voix
d'Andrew me surprit. Il me demanda si j'avais passé une agréable
nuit, avant de m'inviter à visiter le château. Lui, devait écrire
un important courrier au journal local. Il me laissa seul dans les
entrailles de cet inquiétant labyrinthe. Je débutai mon parcours
par les cuisines. Le manque d'alcool me rendait nerveux, je l'avais
bien remarqué ces dernières heures. Une
pulsion me força à chercher partout au fond des placards, dans la
réserve, au-dessus des étagères, parmi les sceaux de glace, la
moindre petite goutte de gin. Je me sentais affaibli par la soif.
L'air était étouffant. Heureusement, une cave emplie de spiritueux
de toutes sortes sommeillait au sous-sol. Je débouchai une bouteille
de gin pour remplir ma flasque, avant de la terminer complètement.
Grisé, je remontai vers le grand salon. Je me promenais sans but.
Là, sur un des murs, une grande tapisserie abîmée dépeignait
l'arbre généalogique d'Andrew. Je voyais mon père, mon frère, nos
grands-parents... Et les innombrables branches rachitiques du côté
maternelle, se déployaient en un enchevêtrement dont la forme
globale me faisait penser à un gros crâne brodé par le fil sombre
des Parques. Chaque membre de la famille...même Amelia et
Bérénice... à l'exception de mon demi-frère et moi-même, portait
le signe d'une petite croix rouge... A moitié intéressé, je me
demandai qu'elle en était la signification. En continuant ma visite,
je découvris à l'étage une salle d'armes. Haute de plafond,
obscure, vaste, presque vide, des drapeaux immémoriaux pendaient
depuis les porte-flambeaux. Ces lambeaux sans âge m'envahissaient de
songes épiques, à la fois nobles et barbares, témoins indolents de
batailles oubliées. Des coffres disposés autour de la salle
renfermaient d'antiques épées médiévales, des lances, des armes
de jets, des boucliers et autres armures rouillées. Soudain,
j'entendis un miaulement clair. Le chat noir semblait me suivre
partout. Sous la pénombre, je ne le voyais pas, je ne l'entendais
pas se mouvoir.
Je
passais le reste de la journée à divaguer d'un étage à un autre,
m'octroyant plusieurs rasades de gin. Plusieurs chambres étaient
fermées à clé. Le grenier renfermait des antiquités, dont un
portrait de l'épouse d'Andrew. Groggy, je perçus à peine les
miaulements de ce maudit chat, piaulant sans arrêt alors que je
tentais de me concentrer sur l'hypnotique regard de la dame.
A
la brune, l'effet du gin s'était presque estompé. Nous prîmes un
dîner copieux, entourés d'un lourd silence. Et nous montâmes nous
coucher. Le tonnerre grondait à nouveau sur l'édifice ; les murs
étaient parcourus de frémissements. Sur le palier, des ombres
fantastiques, projetées sur les parois intérieures par les feux de
l'orage, éveillaient en mon âme une poussée de peur, contenue par
un élan de raison... Je finis par trouver ma chambre en me faufilant
discrètement à travers ces lumières intermittentes. La chandelle
noire avait été remplacée, elle brûlait comme la veille au soir.
Je ne pus résister à prendre une dernière gorgée d'alcool. Il
m'apaisait sans doute et m'aidait à oublier cette forte odeur digne
des tanneries putrides des faubourgs. Je m'assoupis rapidement. Mais,
malheur ! Aux alentours de trois heures du matin, une secousse
violente me fit bondir du lit. Terrorisé, je reculai contre le mur,
trébuchant sur ce satané parquet, me cognant contre le rebord de la
fenêtre. Le mouvement infernal stoppa net. Cette convulsion venait
bel et bien de ma couche. Le frottement des lourds pieds en bois
venait de tracer des cercles superposés sur le plancher, juste
derrière le coffre fermé par un verrou. Tétanisé, je respirai par
séries de grandes inspirations bruyantes. Stupéfait, je braquai le
regard vers le portrait de Bérénice. La chandelle n'éclairait
pratiquement rien. Obligé d'insister pour chercher ses yeux tristes,
je préférai sortir d'ici. Le « tic – tic » régulier
du sablier qui ne cessait de s'épuiser m'angoissait. Valait-il
mieux que je reste dans ma chambre, ou que je sorte ? Je me demandais
ce que j'allais trouver en arpentant le château au beau milieu de la
nuit. Qu'importe ! Je ne restai pas une seconde de plus en cet
endroit. Je
courrai jusqu'aux cuisines... Enivré, je me sentis soudain
transporté par une envie irrépressible de m'aventurer au dehors.
Bercé par les pulsations de mon cœur, dont j'ignorais s'il était
arrêté ou continuait de battre, entièrement immergé dans une
délicieuse démence, je chancelais jusqu'à la porte arrière,
ouvrant sur la cour, poignardée par les rayons acérés de cet orage
perpétuel. Comment se pouvait-il qu'il restât si longtemps sans
dériver ? Je sortis sans réfléchir. Seul au sein de ce vent
puissant, sifflant entre les branches secouées en tous sens, le
visage ruisselant, mon esprit me poussait à avancer vers le
mausolée. Guidé par la foudre, je progressais difficilement.
Mon attention se porta un
instant sur le castel, il m'apparut comme un monstre de pierre
feignant de sommeiller, imperturbable sous ce déluge
invraisemblable. Crispé par cette peur électrique qui se déversait
par mes artères palpitantes, et grisé par l'interdit de cette
escapade, je craignais de me faire surprendre. Chaque seconde
m'exposait à cette présence invisible et sournoise qui imprégnait
ce lieu ésotérique. Je me sentais épié de toute part, alors que
j'accélérai le pas, jetant des regards furtifs derrière moi.
Soudain, le château disparu, caché par les arbres qui grinçaient
horriblement. J'aperçus enfin, révélé par la lumière fugitive
des éclairs, un caveau massif, orné d'imposantes colonnades,
soutenu par ce style solennel et grave suintant l'horreur. Des
chaînes entouraient symboliquement la tombe, comme pour me dissuader
de m'en approcher. Je les franchis péniblement, car l'alcool me
troublait l'esprit. Je tombai lamentablement sur les graviers
entourant la sépulture. En me relevant, je remarquai une inscription
sur le fronton "Urbis Genio Joannes Darius". Subitement, le
son indistinct d'une personne piétinant la gravelle se mêla au
désordre ambiant. Saisi de terreur, je rebroussai chemin sans plus
attendre, courant à travers le parc dévasté. Je m'engouffrai dans
la chambre, et là, sur le coffre au pied du lit, le chat noir
effrayé fit le gros dos en feulant. Puis, comme rassuré, il
s'allongea laissant apparaître son ventre pâle. La lumière
épileptique combinée à l'effet de l'alcool me fit croire qu'une
drôle de cicatrice parcourait la partie inférieur de son abdomen.
Une tache en forme de croissant de lune se dessinait distinctement.
Aveuglé par les éclairs, éreinté par la peur et le gin, je
m'affalai sur mon lit.
Le
matin ne vint pas assez tôt. Lorsque les premiers rayons du soleil
apparurent, je sortis de la chambre. Encore étourdi, je décidai de
prendre l'air. A ma grande surprise, j'aperçus mon demi-frère
devant le mausolée, lui qui disait ne pas s'y rendre souvent. Il
vint à ma rencontre. Andrew paraissait plus blafard qu'hier. Ses
sourcils froncés soulignaient un air implacable. Il me somma de le
suivre. Nous montâmes dans la fameuse tourelle, dont la porte était
fermée. Il l'ouvrit, grâce à une petite clé ciselée. Lorsqu'il
poussa la porte, cette usuelle crainte teintée d'euphorie me saisit.
Là, se dressait la bibliothèque : une salle ronde aux murs
recouverts de livres certes variés mais dispersés ça et là, sans
ordre logique, sur les étagères, ou éparpillés parterre. Un chaos
de pages... « Cette demeure n'offre que peu de divertissements.
Ces livres sont une bonne occupation. » susurra-t-il, en un
soupir nonchalant. Ma présence ne semblait pas lui apporter grand
réconfort, aussi je lui demandai : « Cher Andrew, de quel
sujet voudrais-tu parler ? Prends une œuvre, n'importe laquelle
! Je vais te faire la lecture. » Son expression renfrognée
m'en dissuada. « Remémorons-nous le bon vieux temps ! »
Placide, il avançait lentement vers moi, les mains derrière le dos,
le buste en avant, tel un vieillard à peine âgé de quarante
ans. « Non plus ?... Et bien !... Que penses-tu, mon cher
frère, d'aborder... » Une fois à mes côtés, je compris
qu'il voulait que je me taise. Il tourna patiemment autour de moi, je
pouvais sentir ses yeux perçants me dévisager. Enfin, il marqua une
pause. Posé sur un guéridon, je reconnus le sablier, ce sablier qui
se trouvait encore dans ma chambre ce matin ! Il le souleva, me
regarda impassible, puis le reposa avant de s' évanouir
derrière une porte dérobée. Ce comportement incompréhensible me
perturbait au plus haut point. Pas un mot ! Pas d'explications ! Quel
outrage fait à cet esprit qui fut autrefois si brillant ! Par le
Ciel, qu'était-il devenu ? Exaspéré, je bus ma flasque d'un trait
et la jetai violemment contre la porte. Emprisonné pour Dieu sait
combien de temps avec cet être insaisissable, j'entrepris
d'éclaircir la situation. Pendant plusieurs heures, je me laissai
porter au fil des pages, tel un homme blessé qui dérive avec le
courant. Assommé par l'ennui, je me sentais angoissé, le cœur
comme serré dans un étau. La nature de mes lectures intensifiait
certainement mes tourments. Le « Malleus Maleficarum » ou
« Marteau des Sorcières » traité médiéval sur la
façon dont traquer et questionner les rejetons de Satan... Un
ouvrage sur l'alchimie, un autre sur la magie des anges... Un opus
sur la peste noire, ses symptômes, ses ravages, des expériences
scientifiques menées sur des corps humains... Sans parler, d'énormes
grimoires comme le « Dragon Rouge », sur l'art de
commander les esprits... Les « Clavicules de Salomon »...
la nécromancie... Depuis le canapé situé au milieu de la
bibliothèque j'observais les étagères. En leur sommet, des
portraits anciens d'hommes célèbres me surveillaient. Parmi eux,
Cornelius Agrippa, John Dee, Nicolas Flamel, Isaac Newton,
Nostradamus, Galilée, et des papes, sévères, aux regards
méprisants... Alangui, j'examinai
le sablier...Les grains de sable tombaient, un à un, si lentement
que la vision en devenait presque surréaliste... Un petit bruit sec
et clair perçait le verre quand un grain traversait le fin tuyau
pour venir se fracasser au fond de l'ampoule transparente... Ils me
rappelaient le son que j'entendais la nuit... Le sablier s'éternisait
à égrainer ses perles noires... A demi assoupi, je ne me fiais plus
à mes perceptions... Je dormis surement plusieurs heures, car à mon
réveil, la nuit commençait à envahir le ciel, plongeant la
bibliothèque dans les ténèbres. Je repris mes recherches
désespérément."Urbis Genio Joannes Darius"...
Ces mots sans cesse me
revenaient en tête, bien que j'essayasse de les chasser. Sans cesse,
mon subconscient s'insinuait en mes pensées, et sans cesse je
changeais de livre, espérant y trouver un sujet assez captivant pour
les remplacer. Mais à chaque fois, une phrase, un mot, une syllabe
inconnue ou sa prononciation énigmatique m'évoquaient ces maudites
lettres sculptées, enfoncées dans la pierre du mausolée. Quel
pouvait en être le sens ? Enfin, je trouvai caché sous une pile de
volumes poussiéreux, un manuscrit, écrit de la main d'Andrew. La
matière dont était faite la couverture ne s'apparentait à aucune
autre. Un cuir fin, mais résistant, de très haute qualité
enveloppait l'étrange contenu de l'ouvrage. Il décrivait les divers
procédés de tannages. Agneau, chèvre, chamois... Je n'avais jamais
rien vu de tel ! Toucher cette peau douce, si délicate me mettait
pourtant mal à l'aise... Des mesures incompréhensibles, mêlées à
des croquis abjects tachés d'encre s'accumulaient à l'intérieur.
Soudain, j'aperçus une note traitant de ces mots cabalistiques
"Urbis Genio Joannes Darius".
Ils louaient le travail de l'architecte ayant construit le caveau.
Dans la marge, son anagramme "Sub ruina insidiosa
genero". Par l'enfer !... Je mis un instant avant d'en
saisir la signification. Mais au moment même où la traduction
m'apparut, je lâchai le manuscrit qui s'écrasa parterre. « Sub
ruina insidiosa genero", « Celui
qui pénètrera ces lieux ira à sa ruine »... Quelle horreur !
Comment Andrew avait-il pu commander ces infâmes inscriptions ? A
quoi tout cela rimait-il ? Que cachait-il dans ce tombeau ? Je
glissai le manuscrit dans mon veston.
Abasourdi,
je rejoignis la salle à manger, plongé dans mes réflexions. Mon
demi-frère m'y attendait, un sourire pervers au coin des lèvres,
dont les commissures luisaient d'un rouge foncé. La tête baissée,
mais les yeux braqués sur moi, il disséquait chacun de mes
mouvements, comme une bête sauvage. Le valet me versa un verre de
vin. Andrew, d'une voix grave et inhabituelle, dont l'écho inondait
la pièce, me conseilla de goûter cet Amontillado car il venait de
sa dernière barrique. Je ne me sentais pas honoré par ce geste, et
hésitais à le boire... Andrew se mit à fredonner bêtement le
« Dies Irae », du Requiem de Mozart. Je le trouvais
pathétique. Il se leva, chancelant, et s'approcha de moi, en
s'appuyant contre la table. Son haleine tiède et fétide, saturée
de vin me répugna quand il me susurra à l'oreille un « Bonne
nuit... » indifférent.
Je
ne mangeai rien et regagnai ma chambre. La peur m'abattait
profondément. A la place de la chandelle consumée, j'en trouvai une
nouvelle, allumée comme la veille au soir. Je n'y prêtai même pas
attention. Revoir la tombe était tout ce qui m'importait... Que me
cachait-il ?... Je me couchai dans ces maudits draps surement
parsemés de dépôts de chaux vive car ils m'irritaient la peau. Je
vidai ma flasque, accablé par mes découvertes et cette horrible
odeur. Je m'assoupis plus tard que d'habitude. Tout à coup, au
milieu de la nuit, mon lit se remit à tressaillir. Tétanisé,
j'attendis que le vacarme des pieds raclant le plancher s'interrompe.
Soudain, il stoppa net. La gorge serrée, je fus étonné d'entendre
les grains du sablier. N'était-il pas censé être dans la
bibliothèque ? Harassé, je me levai brusquement. En posant mes
pieds sur le plancher, je sentis une substance liquide, chaude et
épaisse s'étaler sous moi. Je me précipitai pour saisir la
chandelle. Le halo lumineux courut sur le côté du lit, révélant
un spectacle immonde... Là, sous mes pieds trempés s'étalait une
marre de sang. J'avançai vers le mur, pataugeant dans cette flaque
visqueuse dégageant ces effluves ferreuses. Depuis le plafond,
dégoulinaient des filets de sang, dont les gouttes s'abattaient sur
le sol dans ce bruit net et régulier. Par tous les diables de
l'enfer ! Le portrait lui-même ruisselait de cette sève abondante.
Frénétique, saisit d'une démence incontrôlable je dégageai une
pierre pour détruire les verrous du coffre et de l'armoire. Que me
cachait-il ? QUE ME CACHAIT-IL ? Le coffre était plein d'instruments
pareils à ceux du manuscrit, couteaux effilés, tenailles,
crochets... Tous des outils de tannerie recouverts de sang. Je fis
voler en éclats le cadenas de l'armoire. Je crus m'évanouir... Dans
une boîte, une mèche de cheveux bruns bouclés, des petites boucles
d'oreilles en cristal et horreur ! Près d'elles, trente-deux dents
blanches éparpillées. Empli de terreur, je me mis à sangloter,
tout en tapotant les autres étagères furieusement, elles révélèrent
un bac empli d'huile de foie de morue pestilentielle, surement
utilisée pour le tannage, un pot de suif étiqueté au nom de
Bérénice. La chandelle... cette odeur... Je me penchai, la tête
entre les jambes, affreusement mal. Ainsi courbé, j'aperçus sur le
rebord de la fenêtre, le manuscrit dépassant de mon veston. Je le
pris, et remarquai pour la première fois, entre la tranche et la
couverture arrière, une tache en forme de lune. Miséricorde !
Amelia, la femme d'Andrew... Je m'élançai vers le mur pour remettre
la pierre en place, c'est alors que j'entraperçus une forme
particulière. Je ne voulais pas y croire, et pourtant, lorsque
j'introduisis ma main dans l'orifice laissé par la pierre manquante,
mes doigts se serrèrent autour d'une petite main écorchée. J'
hurlai d'horreur lâchant la pierre qui transperça le plancher
vermoulu, et m'aspergea de sang. Mes doigts sentaient la chaux...
Affolé,
je me précipitai hors de la pièce, dévalant les escaliers pour
rejoindre le caveau. Je sautai par-dessus les chaînes et poussai de
toutes mes forces la dalle scellant l'entrée. Une fragrance fétide
semblable à celle de ma chambre surgit de l'entrebâillement. A
l'intérieur, un vitrail rouge plaquait sa couleur sanglante sur les
parois, lorsque la foudre transperçait les carreaux de ses rayons
effilés. Animé par une fougue incontrôlable de vérifier mon
intuition je basculai la plaque recouvrant le sarcophage où était
gravé le nom de l'épouse d'Andrew. Frénétique, je crus que mon
cœur allait éclater sous la pression. Le lourd couvercle se brisa
au sol. Je n'arrivais pas à le croire, je me sentis faible, très
faible. Que diable ?! Cela dépassait l'entendement ! Au fond de la
cuve en marbre, rien à part le chat noir qui bondit et dévala les
escaliers menant à une crypte souterraine. Hagard, je pouvais à
peine reprendre ma respiration. Mes muscles se raidirent, une fièvre
inconnue s'empara de moi. Je suivis cet animal maudit jusque dans les
entrailles de la terre. Des torches illuminaient le caveau humide,
aux parois infestées de lierre, et de toiles d'araignées. Deux
sarcophages, côte-à-côte, patientaient dans le froid. D'un coup,
le chat sauta sur l'une des tombes. C'est alors que je vis ce que je
n'avais jamais pu observer avant. Le félin, baigné par la lumière
dansante des flambeaux arborait deux yeux vairons, bleu et marron.
« Bérénice ? » hasardai-je... Le chat me fixait...
« Amélia ? » Un miaulement aigu jaillit de sa gueule
béante et me fit sursauter. Par l'enfer !... Je m'approchai
prudemment. Les gravures sur les tombes révélèrent une vision
d'horreur inimaginable. L'une était destinée à Andrew, l'autre...
à moi. Soudain, je crus défaillir, un rire aliéné déchira le
silence. En haut des escaliers, la silhouette funèbre de mon
demi-frère se dessinait. Il descendit, marche après marche, comme
une ombre géante prête à tout engloutir. Je sentais
cependant son aura infâme autour de moi, tel un fantôme... Le
visage parcouru de spasmes, les yeux accusateurs, la bouche tordue,
Andrew n'était plus. Mon demi-frère avait sombré dans les abysses
de la folie. Dans sa main, une épée gigantesque venant de la
salle des armes. Je la reconnus. « RECULEZ ! MONSTRE ! »
criai-je. Subitement, il se rua vers moi, brandissant cette lame
infernale. Mais dans la confusion du combat, et le vacarme de nos
hurlements, c'est le râle du chat noir qui se propagea dans le
caveau, quand celui-ci sauta au visage de la créature et lui creva
les yeux. Exténué, le cœur battant si fort qu'il aurait pu
s'arrêter, je me précipitai hors du mausolée, et refermai la dalle
derrière moi. Sans attendre, je m'enfuis le plus loin possible de
cette maison diabolique, en m'enfonçant dans le bayou sans me
retourner un instant.
Marie Sullivan
mai 2014
Rapport sur la nouvelle
Edgar
Poe, le maître du genre gothique, le virtuose du fantastique a été
l'un des grands pères fondateurs du macabre. Référence absolue,
dont le nom continue d'évoquer au XXIe siècle, le génie d'un homme
qui a contribué à enrichir le registre du fantastique, étendre les
possibilités du Romantisme, et établir la science-fiction. Lui
rendre hommage à travers cette nouvelle écrite « à la
manière de » (bien qu'elle soit loin d'en être digne) m'a
permis de mettre en avant ses thèmes de prédilection tout en
réalisant une œuvre originale.
Tout
d'abord, la nouvelle s'ouvre sur l'introduction à l'environnement
typique de la Louisiane, qui constitue un élément essentiel à
l'atmosphère du récit. Le vocabulaire précis, voire technique
(steamboat, roues à aubes, bayou, alligator, cyprès chauves,
pacaniers...) participe à planter le décor, le côté « couleur
locale » ainsi qu'à retranscrire un effet de torpeur, de part
la longueur des phrases, participant à créer un rythme lent et
hypnotique. Des émotions fortes et troublantes envahissent le
narrateur, seul face à cette nature pittoresque et sublime.
Nous
sommes tout de suite plongés in media res au sein de ce
milieu mystique et fascinant. En outre, le genre gothique voit
traditionnellement l'action principale se dérouler en un endroit
exotique. Ici, l'ailleurs s'incarne
dans les bayous de la Nouvelle-Orléans, région aux paysages
uniques et évocateurs, situés entre un labyrinthe végétal, le
mysticisme vaudou, et la cruelle période de l'esclavage. Le célèbre
livre Entretien avec un vampire d'Anne Rice, digne héritière
du maître du macabre, m'a aussi largement inspiré pour établir le
cadre spatial. Or, ce n'est pas un hasard si mon choix de base
s'inspirait de la maison la
plus hantée des États-Unis « The Myrtle's Plantation ».
La situation spatiale reste en adéquation avec cet endroit, mais
j'ai décidé d'accentuer la nature gothique de la narration et la
distance symbolique entre les personnages en incluant ce manoir venu
de l'étranger, à savoir l'Écosse. Cet édifice est le cadre
habituel des nouvelles gothiques, dont l'architecture ancienne et
austère fait écho au ton grave et désuet du récit. Sa présence
glaciale au cœur des marais suffocants crée une discordance
improbable, que l'on peut qualifier de grotesque, telles deux notions
qui ne vont pas naturellement ensemble. Ici, ce principe du
grotesque, souvent utilisé par Edgar Poe, marque aussi une
disharmonie, un choc entre la sphère rationnelle du narrateur et les
événements surnaturels auxquels il assiste.
L'exotisme
s'apparente également au passé, le narrateur retourne pour la
seconde fois en Louisiane, après de très nombreuses années.
L'aspect suranné émane aussi des tournures de phrases, du niveau de
langue utilisé, des temps qui ne sont plus usités de nos jours,
mais qui rendent bien l'idée d'une histoire se déroulant à la fin
du XIXe siècle, à la manière de Poe.
Enfin,
la longueur du voyage, et la surprise du héros quand il apprend que
le trajet n'est pas fini, mettent en avant l'isolement du château.
Il en va de même pour le narrateur dans La chute de la
maison Usher qui traverse une partie du pays à cheval pour
rejoindre sa destination. Le carrefour où le narrateur change de
véhicule est aussi souvent associé, dans la tradition occidentale,
au diable qui mène les voyageurs perdus dans la mauvaise direction.
Éloigné de la civilisation, reclus dans une atmosphère inconnue et
dérangeante, le personnage principal s'aventure dans une sorte
d'entre-monde que l'on peut qualifier d'irréel.
Cette
rupture spatiale est également temporelle lorsqu'elle concerne les
deux demi-frères. Ils sont liés par le sang, (pourtant ils ne sont
que demi-frères) mais séparés par la distance et les années de
silence. Aussi il est sous-entendu que l'homme que le narrateur va
rencontrer soit devenu un parfait étranger. Il ne sait rien de lui
dans ce qui le constitue psychiquement et physiquement. Le parallèle
avec La chute de la maison Usher est ici évident. Bien
entendu, le rapport entre l'environnement et la psychologie des
personnages, thème cher à Edgar Poe, se ressent dans le récit.
Andrew, à l'instar de Roderick Usher, est enfermé dans sa demeure,
dans son propre monde de pensées, sa folie, il est complètement
passif, dépressif, sans espoir d'échappatoire face à la prétendue
détresse qui l'accable. L'endormissement latent du bayou, du
château, fait écho à l'âme d'Andrew. Il y a une relation
fantastique entre l'habitant et son milieu. Effectivement, les traces
noires liquides suintant des interstices, en sont un exemple clair et
tout comme l'apparition du chat noir, elles initient ce que l'on
appelle le foreshadowing,
c'est-à-dire des indices semés au fil du texte suscitant
l'attention du lecteur, avant de se révéler être des éléments
importants à la chute de l'histoire ou à la création de l'ambiance
générale. Cette dernière est sublimée par les champs lexicaux du
gothique, du fantastique, de la peur etc... C'est donc un style plein
d'emphase qui transparait.
De
plus, au niveau de la microstructure, des allitérations, comme «
le
bruit assourdissant des roues à aubes brassant
sans cesse ce fleuve souillé lancinait dans mon crâne »,
empruntes d'un son sifflant, participent à créer un effet obsédant
et sournois, caractéristique de l'atmosphère de la plantation.
L'absence de ponctuation dans cet extrait accentue cette sensation
lancinante. Elles incarnent aussi la façon dont le personnage
ressent ce son qui le tourmente. En effet, la fiabilité du narrateur
est relative. Il est homodiégétique, et raconte l'histoire à la
première personne, c'est le moi du poète, si particulier au héros
du Romantisme (et Romantisme Noir) du XIXe siècle, en parfaite
opposition à la raison des Lumières du XVIIIe siècle. Il fait donc
partie de l'histoire qu'il narre. Sa vision sur les évènements est
purement subjective. Le lecteur assiste alors au témoignage d'un
personnage dont il ne connait rien. Le regard qu'il projette sur
l'action est le nôtre. Ce narrateur est notre avatar, tout comme
dans la nouvelle Ligeia
ou La
chute de la maison Usher
: il ne sait rien de la situation, il hésite et essaye de
rationaliser à plusieurs reprises les élans de colère de son
demi-frère, le bruit suspect dans sa chambre, l'odeur de chaux
etc... Il essaye de rendre ces occurrences plus « normales »
pour se rassurer. Par exemple « je me dis simplement que les
champs devaient être plus loin, et que les travailleurs profitaient
d'un jour de repos. »
Cependant, le ton gothique du texte est bien véhiculer par le personnage principal. Il parle des « tourbillons de fumée grise, se dissipant dans l'air tel un spectre », ou d'une « pléiade d'herbes folles, mains squelettiques transperçant la terre boueuse ». Son esprit est troublé avant même d'arriver au château. Et ces figures de style, combinées à l'alcoolisme du narrateur, et à sa peur minimisent la crédibilité de ses dires. C'est au lecteur de faire sa propre interprétation. Fondre le narrateur caractéristique du gothique domestique, comme dans Le chat noir, avec celui, beaucoup plus cartésien (et sobre !) de La chute de la maison Usher permet de jouer avec les codes utilisés par Poe, afin de livrer un témoignage dont il est difficile de juger la véracité. Le narrateur alcoolique, instable se demande lui-même, plusieurs fois s'il n'est pas en train de rêver. La faiblesse de l'âme humaine, l'imperfection de l'homme, s'incarnent dans les évènements surnaturels, comme le lit qui bouge par exemple. Ses excès de colère, sa démence, le manque d'alcool changent ses sensations, modifient sa personnalité.
Cependant, le ton gothique du texte est bien véhiculer par le personnage principal. Il parle des « tourbillons de fumée grise, se dissipant dans l'air tel un spectre », ou d'une « pléiade d'herbes folles, mains squelettiques transperçant la terre boueuse ». Son esprit est troublé avant même d'arriver au château. Et ces figures de style, combinées à l'alcoolisme du narrateur, et à sa peur minimisent la crédibilité de ses dires. C'est au lecteur de faire sa propre interprétation. Fondre le narrateur caractéristique du gothique domestique, comme dans Le chat noir, avec celui, beaucoup plus cartésien (et sobre !) de La chute de la maison Usher permet de jouer avec les codes utilisés par Poe, afin de livrer un témoignage dont il est difficile de juger la véracité. Le narrateur alcoolique, instable se demande lui-même, plusieurs fois s'il n'est pas en train de rêver. La faiblesse de l'âme humaine, l'imperfection de l'homme, s'incarnent dans les évènements surnaturels, comme le lit qui bouge par exemple. Ses excès de colère, sa démence, le manque d'alcool changent ses sensations, modifient sa personnalité.
Par
conséquent, nous pouvons tirer un parallèle avec la perversité du
gothique domestique. Le narrateur n'agit pas dans son propre intérêt.
L'adresse de son demi-frère ne semble pas exister, car sa lettre lui
est retournée, mais il décide d'aller le voir malgré tout. L'accès
au mausolée lui est interdit, mais il s'y rend plusieurs fois en
pleine nuit... Il casse les verrous de l'armoire et du coffre, pousse
la dalle scellant le caveau, révélant ainsi des vérités qui
auraient du rester cachées. La dissimulation attise sa curiosité.
Absolument obsédé par la signification des mots latins, il fait une
fixation. Et ses choix entraînent des conséquences qui ne pourront
que lui porter préjudice. Ces deux types de narrateurs mêlés en un
seul, se retrouvent concrètement dans la narration, notamment
lorsque le héros reconnaît à peine son reflet dans le miroir du
vestibule. Cette idée m'a été inspirée par le miroir « hanté »
de la plantation Myrtle. Le concept du double est récurrent chez
Edgar Poe, et ici l'altération physique d'Andrew s'accroît avec
l'angoisse grandissante de son demi-frère, à la manière de
Roderick Usher et Madeline.
En
effet, les références aux travaux d'Edgar Poe sont nombreuses.
Cette écriture « à la manière de » m'a permis de
glisser des clins d'œil à ses œuvres, mais pas seulement.
D'emblée, la description du château gothique est une référence à
Bram Stoker et la fameuse bâtisse du Comte Dracula. La
Nouvelle-Orléans, comme je l'ai dit plus haut, renvoie aux
chroniques d'Anne Rice. La fascination morbide du cuir, et la
présence des odeurs font écho au roman de Peter Süskind Le
Parfum.
Tous ces auteurs, le dernier dans une moindre mesure (à part dans Le
Pigeon
traitant de la peur irrationnelle), évoluent dans le registre du
macabre, largement codifié et développé par Edgar Poe dans la
première moitié du XIXe siècle.
Quant
à ses ouvrages, le récit reprend plusieurs éléments de sa
nouvelle La
chute de la maison Usher,
qui constitue le squelette (!) de la narration. D'une part, nous
avons un homme n'ayant pas vu un proche depuis plusieurs années, et
qui lui rend visite alors que celui-ci est dans la détresse. Le
temps semble s'arrêter, le narrateur tente de s'occuper, mais il est
de plus en plus troublé. Le silence et l'abattement plombent les
esprits. La dégradation physique de son hôte va croissante, et
correspond à la dégradation de sa santé mentale. La folie existe
déjà chez les ancêtres d'Andrew. Il en a hérité, et son
demi-frère peu à peu sombre dans la démence à son tour face à
ses évènements. Par ailleurs, cette nervosité, ponctuée d'accès
de démence rappelle le narrateur de la nouvelle Le
coeur révélateur.
La porte est laissée ouverte à l'imagination quant au sort du
héros.
D'autre
part, Roderick Usher enterre Madeline vivante, Andrew emmure sa fille
écorchée dans la cheminée de sa chambre, la peau de sa femme
recouvre le manuscrit. La cheminée et la chair mutilée renvoient à
Doubles
assassinats dans la rue Morgue
où la fille est retrouvée coincée dans le conduit et à La
barrique d'Amontillado
quand Fortunato est emmuré vivant. (Je n'ai d'ailleurs pas pu
résister à réunir les protagonistes autour d'un verre
d'Amontillado !) Les thèmes de la mutilation et des personnes
emmurées, de l'alcoolisme, coïncident avec la période historique
où ces faits divers ponctuaient les pages des journaux, contribuant
à nourrir l'imagination de l'écrivain.
De
plus, le portrait ovale suspendu à dessus du lit, dépeignant la
jeune fille, suggère le sort funeste du modèle, comme dans la
nouvelle Le
Portrait Ovale.
Le prénom « Bérénice » et les « trente-deux
dents » éparpillées dans la boîte font référence à la
nouvelle Bérénice.
Dans La
méthode de composition
sur son poème Le
Corbeau,
Edgar Poe précise que « la mort d'une belle femme est
incontestablement le plus poétique sujet du monde » car il est
«le plus mélancolique selon l'intelligence universelle
de l'humanité ». Faire le choix d'une jeune fille assassinée
par son père renforçait davantage cette pensée, mais plutôt dans
le registre de l'horreur. Le chat noir, quant à lui, renvoie à
l'œuvre éponyme. Le lecteur peut faire sa propre interprétation
sur l'identité du chat.
D'autres
éléments empruntés à l'univers de l'écrivain jalonnent le récit.
L'horloge à balancier n'est pas sans rappeler la lame en forme de
pendule qui s'apprête à tuer le narrateur de la nouvelle Le
puits et le pendule.
Dans ce même ouvrage l'importance du temps est cruciale. Ici, c'est
le sablier qui joue avec cette notion. Comme le chat noir, il est
presque omniprésent. Son bruit régulier rassure d'abord le héros,
qui s'endort. Mais lorsqu'il se trouve dans la bibliothèque, l'ordre
s'inverse car son absence dans la chambre mène le narrateur vers une
sanglante découverte, puis, par la suite, vers la chute.
Par
ailleurs, les notes latines inscrites dans la marge du manuscrit sont
un clin d'œil à Marginalia,
un recueil d'annotations écrites par Poe lors de ses lectures entre
1844
et 1849.
En outre, cet anagramme qui fait froid dans le dos, existe bel et
bien puisqu'il est sculpté sur la façade du palais le plus hanté
de Venise, la maison Dario « la Ca'Dario ». Un nombre
insensé de ses résidents y sont morts, frappés par la soit-disant
malédiction.
Enfin,
l'énumération des ouvrages comme Le
dragon rouge,
Les
clavicules de Salomon,
le Malleus
Malleficarum,
et des noms Nicolas Flamel, Cornelius Agrippa... nourrissent
l'atmosphère ésotérique du lieu. Par contraste avec ces figures de
l'occulte, la mine sévère des papes représente la face
inquisitrice cachée chez Andrew. Il y a évidemment un lien entre la
chasse aux sorcières déclenchée par la bulle papale
d'Innocent VIII
ayant permis de rédiger le Malleus
Maleficarum,
et le terrible meurtre commis par Andrew.
Du
reste, toute cette ambiance teintée d'occultisme participe à créer
un effet gothique plein de noirceur et d'épouvante. Le but est de
créer une émotion forte et entraîner la suspension de
l'incrédulité. L'abondance des champs lexicaux liés au gothique, à
la peur, au surnaturel, à la violence, à l'horreur etc... porte le
texte vers le sublime, c'est-à-dire une sensation sur laquelle il
est difficile de mettre des mots. Il ne s'agit pas du beau, mais plus
de l'incommensurable. La crainte et l'effroi émanent dans la
progression de la nouvelle. Les longueurs qui apparaissent dans le
récit, sont volontaires. L'abattement ambiant ressort, et le lecteur
ressent le même sentiment que les personnages. Le dénouement marque
l'acmé du récit, poussant à son paroxysme la hantise du narrateur,
et par la même occasion, il répond aux attentes du lecteur retenues
par le suspense. Le rythme s'accélère vers la fin, symbolisant la
frénésie de l'action. Les interjections intempestives du narrateur
marquent la répétition, accentuant l'effet de stupéfaction et de
terreur. Il y a un lien de cause à effet logique, chaque élément
découle d'une action initiatrice.
Finalement,
cette nouvelle écrite « à la manière de » propose un
récit regroupant les thèmes les plus chers à Edgar Poe. A travers
le fond et la forme, l'envoûtement du lieu se dégage. Le narrateur
malgré sa personnalité imprévisible, est l'avatar du lecteur et
découvre au fur et à mesure la folie d'Andrew et les actes qu'il a
commis. Les références littéraires sont nombreuses, et mêlées
aux champs lexicaux du macabre, rendent hommage à l'écrivain tout
en en sublimant l'effet recherché. Pris dans cette langueur,
l'intérêt du lecteur est suscité par la curiosité laissée par
différents indices. Tout cela au service du suspense qui tient en
haleine jusqu'au dénouement. Si certaines questions restent sans
réponse, une fois encore, il s'agit, à la manière de Poe, de faire
travailler l'imagination du lecteur, laissant ainsi libre cours à
ses interprétations. L'écrivain en fait à la fois son témoin et
sa victime.
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