Cette fois-ci, la terre
est plus meuble... L'aisance est peut-être venue avec l'habitude.
Mes pieds s'enfoncent dans la boue. Ils glissent sous la poussée de
l'effort. La pluie incessante a imbibé mes vêtements, trempé mes
cheveux. Heureusement qu'il ne fait pas froid. L'été. Une nuit sans
étoile, comme je les aime. L'heure est importante. Elle est même
capitale : ici, entre trois et quatre heure du matin, il n'y a pas
âme qui vive ! En dehors de la ville, après avoir parcouru
plusieurs kilomètres, une route s'enfonce vers un terrain vague, en
contrebas des collines.
Avant de me mettre au
travail, je sors de la voiture. Les veilleuses éclairent
discrètement le champ désertique. J'allume une cigarette, toujours
une roulée. La préparer m'aide à me concentrer. Les volutes de
fumée disparaissent dans le noir. C'est beau. Ce silence total est
si agréable. Adossée contre la portière, je regarde au loin. Les
lumières de la ville voisine frétillent comme de minuscules
insectes. D'ailleurs, des phalènes sont attirées par les phares.
Elles me font penser à mon histoire...
Trois heures cinq. C'est
l'heure. Je jette le mégot plus loin et me dirige vers le coffre. Ce
n'est jamais un moment plaisant, c'est vrai. Mais il est nécessaire.
Sans ça, on ne va pas de l'avant. En général, je les cache sous
une bâche. Ils sont attachés. Ils me supplient la plupart du temps,
pensant pouvoir me faire changer d'avis. Bien entendu, c'est peine
perdue. Ils se débattent aussi. Cela ne les mène nulle part. Leurs
hurlements, leurs sanglots m'irritent au plus haut point. Ce qui doit
être fait, doit être fait. C'est ainsi. Pas de retour en arrière
envisageable. Une fois, l'un d'entre eux a réussi à me faire
tomber. J'étais très attaché à lui. Une seconde d'inattention, et
il me chargeait profitant de ce moment de faiblesse pour me bousculer
et me projeter au sol. C'est ce qui arrive quand on entretient des
rapports trop étroits avec eux. Seulement, ma détermination était
plus forte que la sienne. Il a fini par rejoindre les autres. Ne vous
méprenez pas, ces affaires ne concernent aucun être humain...
Une fois la bâche pliée
en quatre, posée à côté de la roue arrière gauche, je les
extirpe du coffre. Parfois ils se tortillent comme des vers. C'est
pathétique ! D'autres restent immobiles. Je me méfie de ceux-là,
tapis dans l'ombre, tels des serpents ils surgissent pour vous faire
du mal...
Ce rituel requiert une
précision extrême. Le choix de base se révèle toujours évident,
mais la procédure est souvent remise en question. Les soumis, les
faibles, les opprimés, tous ceux que je peux dominer restent libres.
Je ne m'en soucie pas. Ils ne représentent aucune menace pour moi.
Je ne choisis que les plus coriaces, les plus forts, ou les plus
têtus. Mes favoris sont les passionnés. Ils font tellement de
ravage autour d'eux ! Leur sort est scellé au moment même où ils
entrent dans ma vie.
Je leur demande de se
lever. S'ils refusent je les relève moi-même ou je les traîne à
travers le terrain. Ces salops sont si lourds à porter ! Ce soir, je
m'occupe d'un petit jeune... Jeune mais déjà potentiellement
dangereux. Je ne prends plus aucun risque. Il me dit ne pas
comprendre pourquoi il est ici. Le pauvre... Il a raison. Il n'en a
aucune idée. Je lui dis alors de se taire. Inutile de rendre les
choses plus compliquées. Une fois arrivée à l'emplacement adéquat,
je les laisse un instant, alors que je me dirige vers la voiture. Je
prends la pelle placée au fond du coffre, y remets la bâche, puis
je retourne dans le champ. Mon angoisse monte. La tâche va encore
être ardue. Je suis seule au milieu de ce charnier de sentiments....
Lorsqu'ils voient la
pelle, leurs réactions sont diverses. Prières, supplications,
chuchotements, pleurs... La plupart est tout de même résignée. Une
question revient souvent : « Pourquoi ? » A cet instant,
mes seuls mots sont : « Il ne fallait pas vous insinuer dans
mon esprit, vous savez pourtant que j'ai horreur de ça ! Ce n'est
pas comme si vous l'ignoriez ! » Ils ne comprennent rien, ne
veulent rien entendre.
La corvée commence
alors. A grands coups de pelle, je balance la terre sur le côté.
Cette nuit, le temps est exécrable. Détrempée, la terre colle
d'avantage. Je ne suis pas sûre de finir à quatre heure.
Le petit jeune est
allongé là, sous la pluie battante, à me regarder creuser. L'amas
de terre grandit peu à peu. Essoufflée, je me repose un moment. Il
murmure quelque chose.
« Ne faites pas
ça ! Je n'ai rien fait. » Les plaintes ne me font
plus rien non plus. Les appels au secours travestis me dégoûtent.
« Tu es comme les autres. » Il est simplement plus
jeune... Le plus jeune dont j'ai eu à me débarrasser. Peut-être
est-ce pour cette raison que je ne reprends pas ma besogne. Je le
fixe, impassible, les mains et le menton posés sur le sommet de la
pelle. Dans un instant d'égarement je lui demande : « Pourquoi
être venu à moi le mois dernier ? » Il ne répond pas. Il a
saisit mon hésitation. Les épreuves qu'il allait me faire traverser
me détruiraient certainement. Je ne prends plus aucun risque.
« Petit, écoute attentivement... » Je reprends mon
travail. « Envahir ainsi le cœur de quelqu'un est très
malsain... Il est temps pour toi de partir. » Il se met à
gémir, à convulser. Le trou est maintenant suffisamment profond.
J'en sors pour me placer derrière le nouveau venu.
« Bienvenue chez
toi, petit ! J'espère que ça te plaît. Tu vas y rester un petit
bout de temps. Ne t'inquiète pas, tu as des voisins. Et ils sont
assez nombreux.
-NON ! Je vous en prie !
NON ! NOOON ! »
Je le pousse d'un grand
coup de pied. Il roule et s'écrase lourdement au fond de la tombe.
Je lève la pelle, et commence à remettre la terre à sa place. Le
petit nouveau hurle lamentablement. A quel moment comprendra-t-il
qu'il n'y a plus d'espoir pour lui ?
« Personne ne peut
t'entendre ici... Pour t'apaiser avant la nuit je vais te raconter
une histoire. Mon histoire... qui est un peu la tienne également,
d'une certaine manière. A chaque fois que l'un de vous me séduit,
me fait perdre la tête... je ne résonne plus... Je vous adule, je
vous adore. Rien ne compte plus que vous. Et c'est très mal... Je
deviens aveugle et sourde à ce qui m'entoure. Un jour, il y a très
longtemps, cette admiration, cet attachement m'a mené si près de la
mort que je me suis promise de vous enterrer l'un après l'autre,
sans état d'âme. C'est le seul moyen que j'ai trouvé pour me
préserver d'une souffrance destructrice, causée par tous ceux de
votre espèce. Tu ne m'as rien fait, certes !... Pourtant, je décèle
en notre rencontre un potentiel si fort qu'il m'anéantirait
complètement. Et ça, je ne peux le permettre. Appelons cela
l'anticipation... Je suis sincèrement désolée. »
Ainsi disparaît-il sous
les pelletés épaisses et grumeleuses. Pas de chance pour lui, le
temps n'est pas de son côté ce soir ! En remontant dans la voiture,
je me surprends à remarquer qu'il est le premier à connaitre la
vérité. Je n'ai jamais partagé la façon dont j'enterre mes
émotions... ou du moins les plus fortes : amitiés perdues, amours
naissants, amours brisés... Finalement, il est plutôt dommage qu'il
n'ait pas pu pas apprécier ce privilège plus longtemps. Ce
sentiment né récemment m'aurait fait perdre la raison. C'est ainsi
! Il a eu ce qu'il méritait !... Ma voiture démarre en trombe sur
la route. Un nuage de poussière obstrue la visibilité dans mon
rétroviseur. Le terrain vague retombe dans les ténèbres. L'horloge
digitale sur le tableau de bord indique quatre heure du matin.
Marie Sullivan
Avril 2014
I’m giving you a nightcall
To tell you how I feel
I’m gonna drive you through the night
Down the hills
I’m gonna tell you something
You don’t want to hear
I’m gonna show you where it’s dumped
But have no fear
There’s something inside you
Is hard to explain
There’s something inside you boy
But you’re still the same
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