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  • jeudi 17 avril 2014

    Nightcall


    Cette fois-ci, la terre est plus meuble... L'aisance est peut-être venue avec l'habitude. Mes pieds s'enfoncent dans la boue. Ils glissent sous la poussée de l'effort. La pluie incessante a imbibé mes vêtements, trempé mes cheveux. Heureusement qu'il ne fait pas froid. L'été. Une nuit sans étoile, comme je les aime. L'heure est importante. Elle est même capitale : ici, entre trois et quatre heure du matin, il n'y a pas âme qui vive ! En dehors de la ville, après avoir parcouru plusieurs kilomètres, une route s'enfonce vers un terrain vague, en contrebas des collines.

    Avant de me mettre au travail, je sors de la voiture. Les veilleuses éclairent discrètement le champ désertique. J'allume une cigarette, toujours une roulée. La préparer m'aide à me concentrer. Les volutes de fumée disparaissent dans le noir. C'est beau. Ce silence total est si agréable. Adossée contre la portière, je regarde au loin. Les lumières de la ville voisine frétillent comme de minuscules insectes. D'ailleurs, des phalènes sont attirées par les phares. Elles me font penser à mon histoire...

    Trois heures cinq. C'est l'heure. Je jette le mégot plus loin et me dirige vers le coffre. Ce n'est jamais un moment plaisant, c'est vrai. Mais il est nécessaire. Sans ça, on ne va pas de l'avant. En général, je les cache sous une bâche. Ils sont attachés. Ils me supplient la plupart du temps, pensant pouvoir me faire changer d'avis. Bien entendu, c'est peine perdue. Ils se débattent aussi. Cela ne les mène nulle part. Leurs hurlements, leurs sanglots m'irritent au plus haut point. Ce qui doit être fait, doit être fait. C'est ainsi. Pas de retour en arrière envisageable. Une fois, l'un d'entre eux a réussi à me faire tomber. J'étais très attaché à lui. Une seconde d'inattention, et il me chargeait profitant de ce moment de faiblesse pour me bousculer et me projeter au sol. C'est ce qui arrive quand on entretient des rapports trop étroits avec eux. Seulement, ma détermination était plus forte que la sienne. Il a fini par rejoindre les autres. Ne vous méprenez pas, ces affaires ne concernent aucun être humain...

    Une fois la bâche pliée en quatre, posée à côté de la roue arrière gauche, je les extirpe du coffre. Parfois ils se tortillent comme des vers. C'est pathétique ! D'autres restent immobiles. Je me méfie de ceux-là, tapis dans l'ombre, tels des serpents ils surgissent pour vous faire du mal...
    Ce rituel requiert une précision extrême. Le choix de base se révèle toujours évident, mais la procédure est souvent remise en question. Les soumis, les faibles, les opprimés, tous ceux que je peux dominer restent libres. Je ne m'en soucie pas. Ils ne représentent aucune menace pour moi. Je ne choisis que les plus coriaces, les plus forts, ou les plus têtus. Mes favoris sont les passionnés. Ils font tellement de ravage autour d'eux ! Leur sort est scellé au moment même où ils entrent dans ma vie.
    Je leur demande de se lever. S'ils refusent je les relève moi-même ou je les traîne à travers le terrain. Ces salops sont si lourds à porter ! Ce soir, je m'occupe d'un petit jeune... Jeune mais déjà potentiellement dangereux. Je ne prends plus aucun risque. Il me dit ne pas comprendre pourquoi il est ici. Le pauvre... Il a raison. Il n'en a aucune idée. Je lui dis alors de se taire. Inutile de rendre les choses plus compliquées. Une fois arrivée à l'emplacement adéquat, je les laisse un instant, alors que je me dirige vers la voiture. Je prends la pelle placée au fond du coffre, y remets la bâche, puis je retourne dans le champ. Mon angoisse monte. La tâche va encore être ardue. Je suis seule au milieu de ce charnier de sentiments....

    Lorsqu'ils voient la pelle, leurs réactions sont diverses. Prières, supplications, chuchotements, pleurs... La plupart est tout de même résignée. Une question revient souvent : « Pourquoi ? » A cet instant, mes seuls mots sont : « Il ne fallait pas vous insinuer dans mon esprit, vous savez pourtant que j'ai horreur de ça ! Ce n'est pas comme si vous l'ignoriez ! » Ils ne comprennent rien, ne veulent rien entendre.
    La corvée commence alors. A grands coups de pelle, je balance la terre sur le côté. Cette nuit, le temps est exécrable. Détrempée, la terre colle d'avantage. Je ne suis pas sûre de finir à quatre heure.
    Le petit jeune est allongé là, sous la pluie battante, à me regarder creuser. L'amas de terre grandit peu à peu. Essoufflée, je me repose un moment. Il murmure quelque chose.
    « Ne faites pas ça ! Je n'ai rien fait. » Les plaintes ne me font plus rien non plus. Les appels au secours travestis me dégoûtent. « Tu es comme les autres. » Il est simplement plus jeune... Le plus jeune dont j'ai eu à me débarrasser. Peut-être est-ce pour cette raison que je ne reprends pas ma besogne. Je le fixe, impassible, les mains et le menton posés sur le sommet de la pelle. Dans un instant d'égarement je lui demande : « Pourquoi être venu à moi le mois dernier ? » Il ne répond pas. Il a saisit mon hésitation. Les épreuves qu'il allait me faire traverser me détruiraient certainement. Je ne prends plus aucun risque. « Petit, écoute attentivement... » Je reprends mon travail. « Envahir ainsi le cœur de quelqu'un est très malsain... Il est temps pour toi de partir. » Il se met à gémir, à convulser. Le trou est maintenant suffisamment profond. J'en sors pour me placer derrière le nouveau venu.

    « Bienvenue chez toi, petit ! J'espère que ça te plaît. Tu vas y rester un petit bout de temps. Ne t'inquiète pas, tu as des voisins. Et ils sont assez nombreux.
    -NON ! Je vous en prie ! NON ! NOOON ! »
    Je le pousse d'un grand coup de pied. Il roule et s'écrase lourdement au fond de la tombe. Je lève la pelle, et commence à remettre la terre à sa place. Le petit nouveau hurle lamentablement. A quel moment comprendra-t-il qu'il n'y a plus d'espoir pour lui ?
    « Personne ne peut t'entendre ici... Pour t'apaiser avant la nuit je vais te raconter une histoire. Mon histoire... qui est un peu la tienne également, d'une certaine manière. A chaque fois que l'un de vous me séduit, me fait perdre la tête... je ne résonne plus... Je vous adule, je vous adore. Rien ne compte plus que vous. Et c'est très mal... Je deviens aveugle et sourde à ce qui m'entoure. Un jour, il y a très longtemps, cette admiration, cet attachement m'a mené si près de la mort que je me suis promise de vous enterrer l'un après l'autre, sans état d'âme. C'est le seul moyen que j'ai trouvé pour me préserver d'une souffrance destructrice, causée par tous ceux de votre espèce. Tu ne m'as rien fait, certes !... Pourtant, je décèle en notre rencontre un potentiel si fort qu'il m'anéantirait complètement. Et ça, je ne peux le permettre. Appelons cela l'anticipation... Je suis sincèrement désolée. »

    Ainsi disparaît-il sous les pelletés épaisses et grumeleuses. Pas de chance pour lui, le temps n'est pas de son côté ce soir ! En remontant dans la voiture, je me surprends à remarquer qu'il est le premier à connaitre la vérité. Je n'ai jamais partagé la façon dont j'enterre mes émotions... ou du moins les plus fortes : amitiés perdues, amours naissants, amours brisés... Finalement, il est plutôt dommage qu'il n'ait pas pu pas apprécier ce privilège plus longtemps. Ce sentiment né récemment m'aurait fait perdre la raison. C'est ainsi ! Il a eu ce qu'il méritait !... Ma voiture démarre en trombe sur la route. Un nuage de poussière obstrue la visibilité dans mon rétroviseur. Le terrain vague retombe dans les ténèbres. L'horloge digitale sur le tableau de bord indique quatre heure du matin.


    Marie Sullivan
    Avril 2014


    I’m giving you a nightcall
    To tell you how I feel
    I’m gonna drive you through the night
    Down the hills

    I’m gonna tell you something
    You don’t want to hear
    I’m gonna show you where it’s dumped
    But have no fear

    There’s something inside you
    Is hard to explain
    There’s something inside you boy
    But you’re still the same




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